Nous avons exposé dans notre précédent ouvrage (Les chefs d’œuvre de la Littérature Vietnamienne) que le Confucianisme, le Bouddhisme et le Taoïsme se partageaint également le psychisme du Vietnamien. Cette assertion est aussi vraie pour l’homme du peuple que pour le lettré, quoique chacun d’eux ait sa manière spéciale de comprendre ces trois doctrines philosophiques. Nous préciserons ces différences à la fin de ce livre. Pour le moment, bornons-nous à exposer quelques contes qui illustrent les idées taoïstes, bouddhiques et confucéennes de l’homme du peuple.
Section I. - CONTES D’INSPIRATION TAOÏSTE .
Croyance à l’existence des génies et des immortels.
19.- Chử Đổng Tử .
La princesse Tiên Dong, fille du roi Hùng Vương III, était mervei- lleusesement belle, mais douée d’un caractère fantasque. Malgré les obli- gations de son père, elle refusait toutes les propositions de mariage, déclarant vouloir rester célibataire pour pouvoir satisfaire sa passion qui était de voyager et contempler les beaux sites naturels. Comme le roi l’aimait tendrement, il ne voulait pas la contrarier, et lui donnait une nombreuse flotte pour l’escorter sur toutes les rivières du royaume.
En ce temps là vivaient, au village de Chử Xá, province de Hưng Yên, deux pauvres pêcheurs, Chử Cù Vân et son fils Chử Đổng Tử. Un incendie les ayant complètement ruinés, il leur restait pour tout bien un seul langouti dont ils se servaient à tour de rôle. Sentant venir la mort, Cù Vân dit à son fils :
- Garde le langouti pour toi après ma mort.
Mais Chử Đổng Tử était un fils pieux; il ne pouvait souffrir que son pauvre père fut enterré tout nu. N’ayant plus rien pour se couvrir, il était
obligé d’aller à la pêche pendant la nuit. Le jour, il restait immergé dans l’eau, et vendait ses poissons et ses crevettes aux barques qui stationnaient dans le voisinage.
Or il arriva qu’un jour la princesse Tiên Dong vint à s’arrêter, avec son brillant équipage, juste à l’endroit où se tenait immergé Chử Đổng Tử. Tout effrayé, celui-ci se hâta d’aller se cacher dans un buisson de la berge, en se recouvrant de sable. La princesse Tiên Dong, voyant ce lieu pittoresque, décida de s’y baigner. Elle fit dresser des tentures autour du buisson, se dévêtit et se versa de l’eau sur le corps. Grand fut sa stupéfaction de voir apparaitre, sous le monceau de sable, un jeune homme tout nu !
- Qui êtes-vous ? et que faites-vous ici ? s’écria-t-elle.
- Madame, répondit le malheureux Chử Đổng Tử, je suis un pauvre pêcheur. N’ayant rien pour me couvrir, j’ai été obligé à l’approche de vos jonques de me cacher ici. Pardonnez-moi.
La princesse se rhabilla en hâte, jeta au jeune inconnu un coupon d’étoffe pour qu’il pût se présenter décemment, puis l’interrogea méticuleusement sur sa vie. Enfin, après mûres réflexions, elle dit avec un soupir :
-J’ai voulu rester célibataire toute ma vie, mais il paraît que le Ciel ne le veut pas. Que Sa volonté soit faite !
Elle fit venir ses dames d’honneur et ses officiers, leur raconta l’aventure extraordinaire qui lui était arrivée et leur communiqua la décision qu’elle venait de prendre.
- Madame, se hâta de s’écrier Chử Đổng Tử, comment oserais-je, moi, pauvre pêcheur, épouser une princesse royale ?
- C’est le Destin qui l’a voulu. N’ayez donc aucun scrupule à ce sujet.
- Vivent Leurs Altesses Royales ! s’écrièrent en chœur les dames d ù honneurs et les officiers.
Le mariage princier fut célébré le soir même en grande pompe. Le roi, en l’apprenant, entra dans une colère épouvantable :
- En s’alliant à un vagabond, Tiên Dong n’a pas respecté son rang de princesse. Qu’elle soit bannie de ma Cour !
De son côté, la princesse n’osa pas non plus affronter le courroux de son auguste père. Pour faire vivre tout son monde, elle fut obligée de faire du commerce. Elle vendit tous ses bijoux, acheta des terres, et créa ainsi un important comptoir de commerce au village même de Chử Xá. Sa ville prospéra rapidement, fréquentée par les jonques marchandes de tout le royaume de Văn Lang et même des pays d’outre-mer.
Un jour, un riche négociant vint lui conseiller d’envoyer quelqu’un à l’étranger pour y acheter des marchandises rares qui pourraient être revendues avec de gros bénéfices. Chử Đổng Tử fut chargé de cette mission. Il partit en mer avec le négociant. En abordant à l’île de Quỳnh Viên, il fit la rencontre d’un prêtre taoïste qui, après l’avoir examiné, lui affirma qu’il était prédestiné à devenir un immortel. Enthousiasmé, Đổng Tử confia son or au négociant, et resta dans l’île un an pour s’initier aux secrets de la Voie (đạo). À son départ, son maître lui donna un chapeau et un bâton magiques.
De retour chez lui, il convertit sa femme au Taoïsme. Tous deux, revenus de leurs erreurs terrestres, abandonnèrent le négoce et allèrent en réfugier en un endroit désert pour se consacrer entièrement à l’étude de la vraie doctrine. Vers le soir, ils arrivèrent à un lieu agreste. Exténué de fatigue, Chử Đổng Tử planta à terre son bâton magique et son chapeau. Aussitôt, ô miracle, une ville apparut, pleine de soldats et d’habitants.
Le roi l’apprit, crut à une révolte de sa fille, et envoya une armée pour la combattre. On pressa la princesse de prendre des dispositifs de défense :
- Non, répondit-elle, je ne tiens pas à défendre cette citadelle, qui n’est qu’une manifestation de la volonté du Ciel. De toute façon, une fille ne doit
pas s’opposer par les armes à son père.
L’armée royale, campée de l’autre côté de la rivière, se prépara à l’assaut de la cité. Mais dans la nuit éclata un orage épouvantable qui emporta dans les airs toute la citadelle avec ses habitants. Et le lendemain matin, on ne trouva plus sur son emplacement qu’une large plage de sable à côté d’un étang. La plage prit depuis lors le nom de Plage sui generis (bãi Tự Nhiên), et l’étang celui de l’Étang formé en une nuit (đầm Nhất Dạ).
20. - Phạm Viên .
Le peuple Vietnamien croyait dur comme le fer à l’existence des Immortels. De cette croyance, nous avons donné deux exemples avec les légendes de Từ Thức et de Tú Uyên (Voir notre précédent ouvrage: les Chefs d’œuvre de la Littérature Vietnamienne). Un fait surtout est à remarquer : ces deux légendes ne se sont pas données pour des légendes, mais pour des récits véridiques, puisqu’elles ont fourni des indications précises sur la date et les lieux où elles se seraient déroulées. Il en est de même de la légende de Phạm Viên que nous allons raconter, et qui donne des détails tellement précis qu’ils ne permettent pas au lecteur le moindre doute quant à leur véracité . . . si l’on pouvait les contrôler par d’autres documents, mais ceci est une autre histoire.
Phạm Viên était originaire du Village de An Bài, sous-préfecture de Đông Thành, province de Nghệ An. Son père, Phạm Chất, était reçu docteur sous le règne de l’empereur Lê Thần Tông (1619 – 1642), et occupait à la Cour les fonctions de Tả thị lang (chef de bureau au ministère).
Phạm Viên, donc le frère ainé Phạm Tán était très studieux, n’aimait pas à travailler. Il passait son temps à flaner à travers champs, ou encore à rêver, complètement immobile, dans un coin de la maison. Le Thị Lang était furieux contre ce fils paresseux qui constituait une honte pour sa famille. Devant les réprimandes paternelles, Phạm Viên baissait la tête et prenait un livre pour essayer de le lire, mais son père à peine parti, il lâchait le livre et se replongeait dans ses rêveries. Un jour en fin, il déclara :
- Pourquoi se donner tant de peine pour vivre ? Même une vie longue de
80 ans n’est qu’un rêve de la marmite de millet1.
1 Lư Sinh, un pauvre étudiant qui venait d’échouer à l’examen, rencontra dans une auberge un prêtre raoiste à qui il raconta ses malheurs. Celui-ci lui donna un oreiller et lui conseilla de s’étendre sur le lit en attendant qu’il fit bouillir une marmite de millet.
Lư Sinh se vit reçu premier docteur, premier ministre, marié à une belle princiesse, père de cinq fils tous mandarins à la Cour, et grand-père d’une dizaine de petits-enfants tous
beaux et intelligents. Enfin il se vit mourir à l’âge de 80 ans, comblé de tous les bonheurs du monde.
Juste à ce moment il se réveilla; le millet n’était pas encore cuit. Et le prêtre taoïste lui dit
en souriant :
Et il quitta sa maison pour s’enfoncer dans les montagnes du Hồng Lĩnh. Au bout de trois jours de marche, il rencontra un vieillard habillé en prête taoiste. Il se prosterna à ses pieds, et demanda à être son disciple. Le vieillard le conduisit à une paillote ayant pour tous meubles une table, une jarre d’eau, et lui donna un livre à lire :
- Si vous avez faim et soif, buvez de cette eau. Je reviendrai quand vous aurez su par coeur ce livre.
Et il le laissa tout seul dans la paillote. Combien de temps Phạm Viên y resta-t-il ? Il ne le savait pas exactement. Quand il arriva à la dernière page du livre, la jarre d’eau fut aussi épuisée. Le vieillard apparut alors et lui dit en souriant :
- Très bien, mon fils, vous pouvez rentrer chez vous maintenant.
À ces mots, le vieillard ainsi que la paillote disparurent comme par enchantement. Phạm Viên sortit de la forêt, en s’orientant du côté où le soleil se lève. Au bout d’un court instant, il parvint à son village. Son absence avait duré douze ans !
Personne dans sa famille ne savait encore qu’il était devenu un immortel, mais on remarquait son comportement étrange : il dormait parfois jusqu’à dix jours de suite, et ne mangeait presque plus : à peine une cuillerée de soupe de riz tous les deux ou trois mois. “C’est un fou” disait de lui son entourage.
Phạm Viên avait une tante âgée de 70 ans, et sans enfant. Il lui donna 21 sapèques :
- Prenez ces 21 sapèques, ma tante, mais n’en dépensez jamais que vingt. Vous trouverez les 21 sapèques le jour suivant.
Le miracle de la multiplication des sapèques se renouvelait en effet chaque jour, jusqu’à la mort de la vieille dame.
Un jour, s’étant arrêté dans une auberge de Ngọc Sơn, Phạm Viên dit à la cabaretière :
“Ainsi est la vie, qui dure moins qu’un songe”.
- Vous aurez un incendie d’ici quelques mois. Pour l’éteindre, il vous suffira d’y jeter ce flacon d’alcool que je vous donne.
Au cinquième mois, un incendie se déclara effectivement dans l’auberge. La mousson d’été soufflait violemment, et activait le feu qui menaçait de tout dévorer. La cabaretière se souvint alors de la prédiction de Phạm Viên. Elle jeta son flacon d’alcool dans le brasier; aussitôt une pluie torrentielle se déversa et éteignit l’incendie. Fait remarquable, l’eau de pluie sentait fortement l’alcool.
Un autre jour, entraversant la sous-préfecture de Hoằng Hóa, Phạm Viên rencontra un vieux mendiant. Apitoyé, Phạm viên lui donna un bâton en lui disant :
- Vous n’aurez plus besoin d’aller demander l’aumône aux gens. Quand vous arrivez à un marché, plantez à terre ce bâton et attendez d’avoir cent sapèques avant de repartir.
Ce bâton avait en effet la propriété magique d’attirer les donateurs. Dès qu’il était planté quelque part, les gens s’empressaient d’y venir déposer leur obole. Et le vieux mendiant fut délivré de tous soucis matériels jusqu’à sa mort.
Un paysan du village de Phạm Viên lui demanda de lui enseigner les caractères chinois.
- Très bien, dit Phạm Viên, apprenez donc ces deux mots : cát cao : le seau qui sert à puiser de l’eau.
Les jours suivants, le paysan demanda à apprendre d’autres mots.
- À quoi bon ? répliqua Phạm Viên. Ces deux mots, si vous les retenez bien, suffiront à vous mener aux honneurs.
Quelques années après, notre paysan fut mobilisé comme soldat. Il accompagna un jour le seigneur Trịnh dans une promenade sur le Grand Lac de Thăng Long (Hanoi actuel). Le prince eut ce jour-là la fantaisie de faire l’inventaire des objets se trouvant dans sa barque. Quand on arriva au seau servant à puiser de l’eau, aucun des grands mandarins qui formaient l’escorte
ne réussit à se rappeler comment cet objet vulgaire était désigné en chinois ! Notre paysan se leva alors et dit humblement :
- Altesse, Excellences, mon maître m’a appris autrefois que le seau à puiser de l’eau se nomme cát cao en chinois.
Charmé du vaste savoir de son soldat, le prince ordonna aussitôt de lui conférer le grade de mandarin de 6è classe.
Le père de Phạm Viên, on se le rappelle, travaillait à la capitale Thăng Long comme chef de bureau au ministère, tandis que sa famille était restée au village de An Bài, province de Nghệ An. Un jour Phạm Viên pressa sa mère et son frère d’aller à Thăng Long voir le Thị Lang qui était, affirmait-il, très malade. On ne le crut pas tout d’abord, mais enfin, sur ses instances réitérées, on se rendit à Thăng Long. Trop tard ! Le Thị Lang venait de mourir la veille.
On parle d’aller louer une grande jonque pour ramener le cerceuil au village natal par voie de mer. Mais Phạm Viên insista pour prendre la voie de terre. Il fallut bien passer par ses volontés, bien qu’en son for intérieur chacun se dit que Phạm Viên devait être fou pour faire transporter un cerceuil sur plusieurs centaines de lieues. Le cortège funèbre partit donc de Thăng Long au premier chant du coq. O miracle, à peine le soleil se fut-il élevé au dessus du sommet des arbres qu’on s’aperçut qu’on était déjà arrivé à An Bài.
Les funérailles paternelles achevées, Phạm Viên partit dans les montagnes. Cinq ans après, sa mère mourut. Le soir de l’enterrement, Phạm Viên revint pour pleurer sur sa tombe, puis repartit. Le lendemain, sa famille, en revenant prier sur sa tombe, y trouva une malle sur laquelle étaient écrits ces mots :”De la part de l’orphelin Phạm Viên”. On ouvrit la malle, d’où sortirent, comme d’une boîte magique, un buffle, un boeuf, un porc, des coqs, des gâteaux, des coupons d’étoffe, et cent lingots d’argent.
À partir de ce moment, Phạm Viên n’a plus jamais reparu dans sa famille. Mais on le rencontrait encore parfois soit à Thăng Long, soit à l’embouchure du Thần Phù. Sous le règne Bảo Thái (1720 – 1728), un érudit lettré, Trương Hữu Điền, ouvrait une école à la capitale Thăng Long. Un jour qu’il donna un devoir à faire à ses élèves, un paysan pauvrement vêtu se mêla à la foule de ceux-ci, rédigea sa copie en un clin d’oeil, la remit et disparut.
En examinant cette copie, Trương Hữu Điền dit à ses disciples :
- Ce style ne peut être que celui d’un immortel. Certainement c’est M. Phạm Viên qui aura voulu me plaisanter.
21.- L’homme qui épouse une crapaude .
Un riche propriétaire et sa femme ont atteint la quarantaine sans avoir encore d’enfant. Très pieusement, ils vont dans toutes les pagodes pour demander à Bouddha de leur en accorder un. Enfin, leur voeu est exaucé, mais la femme, après une grossesse normale, met au monde une crapaude. D’abord douloureusement déçus, les deux époux finissent par se consoler en voyant que leur enfant, à part sa forme animale, parle et agit exactement comme un enfant normal. Mieux même, la crapaude se révèle extrêmement intelligente, et apprend facilement à lire et à écrire.Mais comme elle est une fille (!), ses parents, au bout de quelques années, l’enlèvent aux études scolaires pour lui confier la surveillance des travaux des champs. Sous son oeil vigilant, aucun valet de ferme n’ose se permettre de paresser.
Un jour, un étudiant traverse son champ et, absorbé probablement dans ses méditations, marche sur les gerbes de paddy. Il entend aussitôt une voix gracieuse lui dire :
- Monsieur, faites attention, je vous prie. Vous avez écrasé une gerbe de paddy.
L’étudiant regarde autour de lui mais ne voit personne. Un rire clair s’élève en cascade :
- Je suis ici, à vos pieds. Je suis Mademoiselle Crapaude, fille de
Monsieur Hai, le fermier.
L’étudiant regarde en bas, et voit effectivement une crapaude.
- C’est vous qui m’avez parlé ?
- Mais oui.
- Oh ! Excusez–moi, Mademoiselle Crapaude. Je m’appelle Printemps
(Xuân) pour vous servir. Je ne savais pas que vous parliez si bien.
- Et où allez-vous comme cela, M. Printemps ?
- Je vais à l’école de M. le Docteur, qui se trouve dans le village voisin.
- Ah ! Vous êtes bien heureux, vous, d’être un garçon. On vous permet de poursuivre les études jusqu’au bout.
- Vous avez étudié, Mlle Crapaude ?
- Oh, à peine quelques livres.
Agréablement surprise, l’étudiant engage avec elle une sérieuse conver- sation sur la littérature, la philosophie et l’histoire. Et il est forcé de reconnaître qu’elle en sait presque autant que lui.
À partir de ce jour là, il prend l’habitude de s’arrêter de longues heures auprès d’elle pour causer. Et il en tombe peu à peu éperdument amoureux. Il finit par s’en ouvrir à sa mère qui d’abord lui rit au nez. Mais il tient bon, et menace de se donner la mort si on ne lui permet pas d’épouser Mlle Crapaude. Enfin, sa mère est bien obligée de s’incliner devant sa farouche résolution. Elle demande pour son fils la main de Mlle Crapaude à M. et Mme Hai, et le mariage est célébré en grande pompe, au milieu des railleries des camarades d’école de l’étudiant. Mais celui-ci, tout à son amour, n’y prête aucune attention.
Pour l’ennuyer, ses camarades décident que chaque élève devra offrir au Maître, à l’occasion d’un anniversaire chez celui-ci, un plateau de mets. Xuân revient chez lui, fort triste. Sa femme lui en demande la cause.
- Je dois, répond Xuân, offrir un plateau de mets à M. le Docteur, mais vous savez, mère est vieille et incapable de les bien préparer. Quant à vous, ma chère, je ne pense pas que . . .
- Soyez sans inquiétude. Vous aurez votre plateau de mets au jour convenu.
Les étudiants attendent impatiemment le jour d’anniversaire chez leur maître, car ils sont curieux de voir comment Xuân se débrouillera avec sa femme crapaude. Mais grande est leur stupéfaction de constater que c’est l’offrande de Xuân qui est jugée la meilleure de toute.
Ils se rabattent sur une seconde épreuve, et décident que la robe du maître étant déjà usée, chaque étudiant devra lui offrir une nouvelle robe, sans prendre des mesures au préalable. Nouvel embarras de Xuân qui confie
sa peine à sa femme, et nouvelle assurance de celle-ci que tout ira bien. Effectivement, pendant une sieste de M. le Docteur, elle se métamorphose en moustique pour prendre soigneusement ses mesures, de sorte que la robe qu’elle confectionne est parfaitement adaptée, alors que celles des autres, faites au jugé, sont ou trop larges ou trop étroites.
Vaincus deux fois, et inexplicablement, les étudiants décident de frapper le grand coup. Ils décrètent qu’au premier jour de l’An, tous les étudiants mariés devront amener leur femme chez le maître pour lui souhaiter la bonne année. Cette fois-ci, Xuân rentre à la maison, sérieusement déprimé. Il confie encore sa peine à sa femme, mais celle-ci se contente de sourire.
Le jour du Nouvel An, très confus, Xuân se rend chez son maître, suivi de sa femme qui sautille derrière lui. À mi-chemin, elle lui dit de s’arrêter un moment pour l’attendre. Elle va derrière un buisson, enlève son enveloppe de crapaude, et rejoint son mari ébloui qui voit sortir du buisson, au lieu d’une crapaude, une jeune fille d’une beauté radieuse. Il pousse un cri de joie, saute dans le buisson, s’empare de la peau de crapaude pour la déchirer en mille morceaux, puis dit à sa femme :
- Ah ! ma chère ! pourquoi avez-vous tant attendu pour faire mon bonheur
?
- Parce que le temps n’était pas venu pour moi de reprendre la forme
humaine.
- Et ce temps est venu ?
- Oui, fait-elle en rougissant.
- Béni soit le Ciel !
Et les deux époux font une entrée triomphale chez leur maître, au milieu des exclamations de rage jalouse des étudiants et de leurs laides épouses.
22. - Le porteur d’eau et l’immortelle .
Les filles d’Eve sont curieuses, dit-on ; les immortelles aussi. Au Paradis où elles vivent, elles ont toutes les distractions qu’elles désirent, mais elles s’en lassent à la fin, et désirent descendre sur la Terre pour voir de près cette “vallée de larmes”.
C’est ainsi qu’un jour trois d’entre elles prennent leurs ailes, les accrochent à leurs aisselles, et viennent visiter le séjour des humains. Après avoir vagabondé tout le matin, elles arrivent au bord d’un étang.
- Oh ! la belle eau limpide ! Baignons-nous ici, mes soeurs !
Elles cachent leurs ailes dans un buisson, et s’ébattent joyeusement dans l’eau fraîche.
- C’est assez, dit l’ainée au bout d’une heure. Remontons au Ciel.
- Oui, rentrons, opine la seconde.
Et les deux sortent de l’étang pour reprendre leurs ailes.
- Oh ! mes soeurs, s’écrie la plus jeune, pourquoi tant vous hâter ? Ne sommes-nous pas bien ici ?
- Notre escapade a trop duré, et le Souverain Céleste pourrait s’en apercevoir. Rentrons vite.
- Voyez-vous les belles peureuses ! Rentrez si vous voulez. Je reste ici une heure encore.
- Au revoir ! Et pas d’impudence, hein ?
Les deux immortelles s’envolent dans un froufrou d’ailes, laissant leur jeune soeur sur terre. Cependant un paysan, qui est venu à l’étang pour y puiser de l’eau, a vu une belle jeune fille s’y ébattre. Par discrétion, il se cache dans le buisson, et découvre une paire d’ailes. Comprenant que ce sont là les attributs d’une immortelle, il s’empresse d’aller les cacher dans son grenier. Puis il revient à l’étang.
L’immortelle est sortie de l’eau et cherche vainement ses ailes.
- N’auriez-vous pas vu mes ailes, Monsieur ? demande-t-elle au porteur d’eau.
- Non, Mademoiselle, répond celui-ci avec fausse candeur.
- Oh ! malheur à moi ! Je ne puis plus rentrer au Ciel !
– Où irez-vous maintenant ?
- Je ne sais plus. Je ne connais personne sur terre.
- Venez chez moi alors.
- Chez vous ?
- Oui, chez moi. Quoique ma maison soit une simple paillote, c’est toujours un abri qui vous défendra contre les loups et les tigres.
- Des loups et des tigres, qu’est-ce ?
-Des animaux féroces qui vous dévoreraient, Mademoiselle, s’ils vous rencontraient.
- Oh ! malheur à moi ! malheur à moi !
- Alors, venez-vous ou ne venez-vous pas ? Il faut que je rentre pour préparer le repas du soir.
La pauvre immortelle est bien obligée de suivre le paysan à sa chaumière. Et de l’épouser, et de travailler péniblement du matin au soir. Elle qui passait le temps à chanter et à danser, elle doit maintenant s’occuper de besognes dégradantes qui abiment ses belles mains : balayer la maison, rapiécer les vêtements déchirés, décortiquer le riz, faire la cuisine, etc. Au bout d’un an, autre misère : elle met au monde un garçon. Et il faut l’allaiter, le dorloter quand il crie ou pleure, le soigner quand il tombe malade.
Un jour qu’elle est allée au marché, le paysan reste à la maison avec son fils. Pour l’amuser, il retire du grenier les ailes de sa femme, les accroche à ses aisselles, et danse avec. Le mioche rit aux éclats. Un autre jour, c’est au tour du mari de s’absenter de la maison. L’enfant pleure férocement, refusant le sein de sa mère, et montrant obstinément le grenier.
- Qu’est-ce qu’il veut donc, mon fils ? Allons toujours voir ce qu’il y a dans ce grenier, se dit la pauvre maman.
Elle y fouille, et découvre ses ailes. Folle de joie, elle les accroche à ses aisselle, allaite son fils, puis s’envole vers le ciel.
De retour chez lui, le paysan n’y retrouve pas sa femme. Voyant le grenier sens dessus dessous, il comprend l’étendue de son désastre. Alors il se met à embrasser son fils et à pleurer amèrement.
Il pleure tout un jour et toute une nuit. Le lendemain, Bouddha se présente à lui sous l’apparence d’un vieillard.
- Pourquoi pleures-tu ?
- Ma femme m’a quitté pour rentrer au Ciel.
- Veux-tu la rencontrer de nouveau ?
- Oh oui, mon bon père.
- Mais il faut pour cela que je brule ta maison. Y consens-tu ?
- Je consentirais même à mourir si je pouvais la revoir un seul instant.
- Très bien. Serre bien ton fils dans tes bras, et ferme les yeux jusqu’à ce que tu n’entends plus le vent souffler.
Le vieillard met le feu à la maison. Une épaisse fumée s’en échappe qui emporte dans les airs le paysan et son fils. Au bout d’un très long temps, le paysan n’entendant plus de bruit du vent ouvre ses yeux : il est au Ciel. Il va alors à la recherche de sa femme. Il rencontre une servante qui va puiser de l’eau dans un puits. Comme son fils et lui sont tous deux altérés, il demande à la servante l’autorisation de boire dans son seau. Or cette servante est justement attachée au service de sa femme. En versant l’eau du seau dans une cuvette pour se laver le visage, celle-ci y trouve une peigne, son propre peigne qu’elle a laissé sur terre !
- D’où vient ce peigne ? demande-t-elle à sa servante.
- C’est probablement le petit à qui j’ai permis de boire dans le seau qui l’y a laissé tomber.
- Où est le petit ? Est-il seul ou accompagné ?
- Il est accompagné d’un homme qui doit être son père. Je les ai rencontrés au puits.
- Cours vite les chercher et les amener ici.
Cependant l’immortelle reste perplexe. Elle aime bien son enfant, mais de son aventure terrestre elle garde une horreur sacrée. Et puis elle a peur que son mari, avec ses manières grossières, ne soit pas digne de rester au séjour des immortels. Pour l’éprouver, elle va lui faire servir un repas splendide, avec bols, cuillers, baguettes, couteaux, etc.
Notre paysan, qui a grand’faim, emploie ses doigts pour manger plus vite. Dédaignant couteaux et baguettes, il empoigne un poulet rôti et le déchire à belles dents. De même, il porte le grand bol de soupe à sa bouche et le boit à grandes gorgées, sans avoir recours aux cuillers.
L’immortelle qui le regarde manger derrière un rideau, secoue la tête d’un air découragé.
- Non,impossible de le garder ici.
Après qu’il a bien mangé, elle le fait venir devant elle avec son fils.
- Notre union, lui dit-elle, n’était que temporaire. Elle a pris fin, telle est la volonté du Souverain Céleste. Vous devez rentrer au séjour des mortels avec notre enfant. Je vous fais attacher à une corde qui se déroulera au fur et à mesure que vous descendrez. Lorsque vous atteindrez la terre, vous frapperez sur ce tambour que je vous donne ; je le saurai et je couperai la corde. Adieu.
- Adieu !
L’enfant emporte avec lui une boule de riz pour la manger en cours de route. Des grains de riz sont éparpillés sur le tambour, et à mi-chemin ils sont piqués par des corbeaux affamés, ce qui fait résonner le tambour à coups précipités. Croyant que son mari et son enfant arrivés à destination, l’immortelle coupe la corde sans se douter qu’ils sont précipités au sol trop tôt.
Pour ce crime involontaire, elle est condamnée à naître sur Terre dans une famille pauvre pour épouser son ex-mari qui cette fois-ci est né dans une riche famille bourgeoise. Et les rôles sont inversés. Au lieu de lui vouer une adoration éperdue, il la roue souvent de coups en vertu de cette justice immanente qui permet aux victimes de se venger de ceux qui leur ont fait du mal dans une autre existence. Et ce n’est que lorsqu’elle aura pleinement payé sa dette qu’elle pourra réintégrer le séjour des immortels. Quant aux corbeaux, auteur involontaire du drame, ils sont condamnés à porter un pelage tout noir sur lequel se détachent quelques points blancs, image des grains de riz qu’ils ont dévorés gloutonnement.
Croyance à l’influence des tombeaux .
Comme nous l’avons vu plus haut, les Vietnamiens expliquaient souvent la destinée extraordinaire des grands hommes par l’influence mystérieuse des tombeaux des ancêtres. Cette conviction est affirmée avec force dans l’histoire du plus célèbre géomancien de tous les temps, Tả Ao.
23.- Tả Ao .
Il s’appelait en réalité Nguyễn Đức Huyên, mais on avait coutume de le designer par le nom se son village : Tả Ao, situé dans la sous-préfecture de Nghi Xuân, province de Nghệ An.
Sa mère ayant contracté une grave maladie des yeux, Tả Ao suivit un commerçant chinois en Chine pour y appredre l’ophtalmologie, dans l’espoir de revenir soigner sa mère plus tard. Il eut le bonheur de rencontrer un célèbre ophtalmologiste qui, ému par sa pitié filiale, lui enseigna tous les secrets de son art. Au bout d’un an, Tả Ao n’eut plus rien à en apprendre et se prépara à revenir chez lui. Juste à ce moment, un géomancien qui souffrait des yeux envoya quérir le médecin ophtalmologiste. Comme celui-ci était très vieux et ne pouvait supporter les fatigues du voyage, il envoya Tả Ao à sa place.
C’était pour notre jeune homme une chance inespérée, car le géomancien, soigné avec dévouement par Tả Ao, voulut après guérison le récompenser en lui transmettant son savoir. Comme Tả Ao était très intelligent, il ne tarda pas à assimiler parfaitement cette science occulte. Pour l’éprouver, le maître géomancien façonna avec de la terre une maquette représentant des monts et des fleuves. Sous la terre, il enfuit 100 sapèques aux endroits sacrés, et donna à Tả Ao 100 épingles pour les dépister.
Sans aucune peine, Tả Ao réussit à enfoncer 99 épingles dans le trou des
99 sapèques ; une seule fut placée par erreur à côté. Ce que voyant, le maître géomancien soupira :
- Toute ma science est passée au pays du Sud.
Puis, généreusement, il donna à Tả Ao une boussole de géomancie qui lui servirait à découvrir la veine du dragon, et lui apprit les formules magiques pour commander aux génies de la terre.
De retour chez lui, Tả Ao eut la joie de guérir les yeux de sa mère. Puis, poussé par le démon de la géomancie, il s’en alla partout à la recherche d’un emplacement susceptible de devenir une tombe miraculeuse. Un jour, en
s’aventurant dans la chaîne montagneuse de Hồng Lĩnh, il découvrit un site qui rappelait la forme de “neuf dragons se disputant une perle”.
- Voilà un emplacement qui donnera la puissance impériale aux descendants de celui qui y aura été enseveli, s’écria-t-il enthousiamé.
Il y transféra aussitôt les ossements de son père. Peu de temps après, sa femme mit au monde un superbe garçon.
Mais les astrologues chinois, en regardant le ciel, découvrirent que les étoiles se tournaient vers le Sud, ce qui signifiait que le pays du Sud (le Vietnam) aurait bientôt un empereur prestigieux qui pourrait causer du tort à l’empire du Milieu. Ils en informèrent l’empereur de Chine qui ordonna aux géomanciens de se rendre au Vietnam pour y détruire les tombes dangereuses.
Le maître de Tả Ao devina aussitôt le coupable en son disciple vietnamien. Il chargea son fils de se rendre directement au village de Tả Ao.
- Mon frère, demanda le Chinois, avez-vous fait quelque découverte merveilleuse depuis votre retour ?
Sans défiance. Tả Ao lui raconta tout. Le Chinois détruisit secrètement la tombe de son père, ce qui eut pour effet de faire mourir son jeune fils de mort mystérieuse.
Sans se désespérer, Tả Ao se mit à la recherche d’une tombe pour sa mère qui venait aussi de mourir. Il la trouva au bord de la mer, à un endroit qui affectait la forme d’une “gueule de dragon”. Lorsque vint l’heure de la mise au tombeau, un orage épouvantable éclata, et combla de sable le fossé naturel. Tả Ao soupira :
- Le dragon n’ouvre sa gueule que tous les 500 ans. Maintenant qu’il l’a fermée, il n’y a plus rien à faire.
N’ayant pu utiliser son savoir pour lui-même, Tả Ao s’amusait à en faire profiter les autres. Il vagabondait partout, vêtu misérablement. Et s’il rencontrait des braves gens qui sachent l’apprécier, il leur offrait ses services gratuitement. C’est ainsi qu’un jour il dit à un humble paysan de Bút Sơn :
- J’ai trouvé dans votre village même un emplacement pour tombeau qui donne la fortune en l’espace de quelques heures seulement. Voulez-vous en profiter ?
Le paysan transféra le cerceuil de son père à l’endroit désigné par Tả Ao, le lendemain matin. Puis il alla de la rivière pour y laver sa pioche. Il trouva un noyé qui flottait près de la rive. Pris de pitié, il le recueillit à l’effet de lui donner une digne sépulture. Quelle ne fut sa surprise de trouver dans la ceinture du mort 50 lingots d’argent !
Un autre jour, Tả Ao s’aventura au village de Thanh Liêm, et y trouva un emplacement qui donnerait à la descendance de celui qui y serait enterré la dignité ducale. Sans en rien dire à personne, il fit une petite enquête dans le village, et apprit qu’un certain riche propriétaire était un homme charitable qui ne refusait jamais de venir au secours des malheureux. Il alla frapper à sa porte, se fit passer pour un pauvre vieillard sans feu ni lieu, et fut néanmoins admirablement reçu. Touché par cette généreuse hospitalité, il dit au propriétaire :
- Je suis en réalité le géomancien Tả Ao. Voulez-vous devenir duc d’ici d’un mois ?
- Mais, noble vieillard, je n’en suis pas digne.
- Si, vous l’être parce que vous êtes charitable. C’est la volonté céleste qui a guidé mes pas chez vous. N’ayez donc aucun scrupule.
Fou de joie, le fermier se prosterna aux pieds du célèbre géomancien. Puis le transfert des ossements fut opéré de l’ancienne à la nouvelle tombe.
Vingt jours après, un individu affamé se présenta à la porte du fermier, demandant à manger et à boire. Toujours hospitalier, le fermier s’empressa de le servir, sans même lui demander son nom. Après avoir bien bu et bien mangé, l’étranger déclara :
- Merci, mon hôte. Il y a longtemps que je n’ai pas fait un si bon repas. Mais je ne veux plus vivre. Je suis le général rebelle Mạc Kính Độ. Vous pouvez me livrer au seigneur Trịnh contre récompense.
Le brave fermier ne put en croire ses yeux et ses oreilles. Mais, très bon de coeur, il ne voulut pas commettre la vilenie de livrer aux autorités son
hôte. Et il fallut que celui-ci insistât à plusieurs reprises pour qu’il se décidât à lui obéir. Quelques jours après, il fut nommé duc pour avoir capturé un chef rebelle redoutable.
Nous pourrions citer d’innombrables autres exemples du savoir magique de Tả Ao. Mais s’il pouvait accomplir des miracles pour les autres, il était incapable de les faire pour lui-même. Et il restait pauvre toute sa vie. Etant tombé gravement malade, il dit à ses deux enfants de le transporter à un endroit qu’il avait remarqué, et qui pourrait le transformer en immortel s’il y était enterré. Mais à mi-chemin, il sentit déjà venir la mort.
- Halte ! dit-il à ses enfants. Nous ne pourrons pas arriver jusqu’à la tombe que je me suis choisie. Enterrez-moi donc là, sur le revers de la route. Au moins, je pourrais devenir le génie tutélaire de ce village que vous voyez
là-bas.
Il eut le temps de donner à ses enfants des indications précises pour creuser sa tombe à l’endroit convenable. Peu après son enterrement, il se manifesta en rêve aux habitants du village voisin, qui lui consacrèrent un culte.
Ainsi donc, parce que ses aïeux ne lui avaient pas légué un héritage de vertu, le plus grand géomancien était impuissant à utiliser pour lui-même son savoir.
Croyance à la prédestination et à la fatalité
24.- Histoire de la pastèque .
Le roi Hùng Vương XVIII avait un enfant adoptif nommé An Tiêm. C’était un garçon très intelligent, et le roi l’aimait beaucoup. Quand il fut devenu grand, il aida maintes fois le roi à vaincre les vassaux rebelles. Aussi fut-il comblé de bienfaits par le roi qui le nomma gouverneur d’une province. Il se révéla bon administrateur, et surtout il excellait à mettre en valeur les terrains en friche. Il ne tarda pas à devenir ainsi immensément riche.
-Toute cette fortune que vous voyez, aimait-il à dire à son entourage, je l’ai acquise dans mon existence antérieure.
Car An Tiêm croyait à la prédestination. Il croyait fermement que le sort de chacun était inscrit dans le Grand livre du Ciel, et que son bonheur ou son malheur dans la vie présente n’était que le résultat de ses actions dans une existence antérieure.
Les paroles imprudentes furent rapportées au roi par des collègues jaloux qui les interprétaient comme des paroles d’ingratitude.
-Ah ! s’écria le roi en colère, An Tiêm prétend que les biens que je lui ai donnés sont ses biens acquis dans son existence antérieure. Nous verrons s’il
pourra les regagner après que je les lui enlève.
Sur l’ordre du Roi, An Tiêm fut exilé ainsi que sa femme et ses deux enfants à une île déserte située loin de la côte, avec trois mois seulement de nourriture. An Tiêm accepta ce revers de fortune avec courage. Par un travail assidu, il arrivait à se procurer peu à peu tout ce qui était nécessaire à la vie : vivres, habitation, vêtements, dans son univers isolé. Et sa foi dans la prédestination était plus forte que jamais.
Un jour, des oiseaux venant de l’Ouest laissèrent tomber sur son île quelques grains qui germèrent, puis donnèrent naissance à des fruits magnifiques qui avaient une écorce verte, une pulpe juteuse rouge avec des graines noires. An Tiêm en gouta, et les trouva délicieux. C’étaient des pastèques, auxquelles An Tiêm donna le nom de fruit de l’Ouest (Tây qua). Il en planta en grand nombre dans son île, et à chaque récolte il obtenait un nombre considérable de fruits. Il en réservait une partie pour les besoins de sa famille, et lançait le surplus à la mer, après avoir gravé sur l’écorce de chaque fruit son nom, et la situation approximative de son île.
Plusieurs années s’écoulèrent ainsi. Des commerçants chinois, qui avaient receuilli ses pastèques en mer, abordèrent un jour à son île. Ils furent émerveillés par son histoire touchante, son courage et son ingéniosité. Ils lui achetèrent toute sa réserve de pastèques et lui donnèrent en échange des vêtements, des outils, des ustensiles de cuisine, etc.
À partir de ce jour, le contact avec le monde était rétabli. Et à chaque saison de mousson, de nombreuses jonques marchandes venaient aborder en
son île, lui amenant non seulement des marchandises, mais encore des immigrants, des gens pauvres attirés par les ressources de son île. An Tiêm devint, d’autorité, le gouverneur de cette nouvelle colonie. Il agrandit ses plantations, créa une flotte de pêche, dont une partie était consacrée à la récolte des huîtres perlières très abondantes sur les rivages de son île. Et avec les perles recueillies, il pouvait de nouveau s’offrir tout le confort et le luxe auxquels il avait été habitué avant son exil. Il fit construire une citadelle, des palais, des casernes, des greniers. Son île déserte devint un petit Etat florissant.
Le bruit en parvint à la Cour du roi Hùng Vương. Incrédule, celui-ci envoya une mission sur les lieux aux fins d’enquête. An Tiêm accueillit fastueusement la mission, et la pria de rapporter à la Cour une cargaison de pastèque et un lot de perles en témoignage de sa fidélité indéfectible à son souverain.
-An Tiêm avait raison, soupira le roi Hùng Vương lorsque ses envoyés lui eurent rendu compte de leur mission, An Tiêm avait raison quand il affirmait que les biens que je lui avait donnés étaient ses biens acquis dans une existence antérieure. Qu’on le fasse revenir à la Cour et qu’il soit dignement récompensé !
25. – La découverte d’un trésor .
Un paysan trouva un jour, en piochant dans sa rizière, une jarre pleine d’or. Il la déterra et la déposa sur le bord de sa rizière. Puis, le soir venu, il rentra chez lui en disant à sa femme :
- Je viens de trouver une jarre pleine d’or.
- Où est-elle ?
- Je l’ai déposée sur la rizière.
- Mais, malheureux, on te la prendra. Pourquoi ne pas la ramener tout de suite à la maison ?
- À quoi bon ? Si le Ciel veut me la donner, personne ne pourra me la prendre. Mais si telle n’est pas la volonté du Ciel, qu’un autre la prenne, je ne
la regretterai pas.
Cette conversation fut entendue par deux voleurs. Ceux-ci coururent aussitôt à la rizière et y trouvèrent effectivement une jarre. Ils s’empressèrent de la porter chez eux. Mais quand ils l’ouvrirent pour se partager l’or, ils n’y trouvèrent que des serpents. Effrayés, ils laissèrent retomber le couvercle sur la jarre.
Le lendemain matin, le paysan retourna à la rizière et n’y retrouva plus la jarre. Il en fit part à sa femme.
- Quelqu’un l’aura emportée, grogna la femme. Avoir trouvé tant d’or, et le laisser voler ! Va, tu n’es qu’un sot.
Les deux voleurs surprirent encore cette conversation. Ils se concertèrent
:
- Quels idiots que ces deux fumistes ! Ils prennent des serpents pour de
l’or ! Pour les confondre, renvoyons-leur la jarre.
Et ils replacèrent la jarre à l’endroit où ils l’avaient trouvée.
Le paysan ne fut pas surpris de la voir réapparaîre. Il ne la ramena pas encore chez lui, et se contenta de dire à sa femme, à son retour :
- Ne te l’ai-je pas dit ? Puisque le Ciel a voulu me donner cet or, personne n’a pu me le voler.
- Assez de mensonges ! explosa sa femme. Tu trouves de l’or puis te le perds, puis tu le retrouves. Comment pourrais-je te croire ?
- Mais je t’ai dit la vérité, femme. J’ai regardé dans la jarre, et c’était
bien de l’or qui y était. Tu verras que la jarre s’amènera d’elle-même chez nous, si le Ciel veut réellement me la donner.
Les deux voleurs, qui écoutaient à la porte (décidement, c’étaient d’incorrigibles curieux), s’emportèrent devant cette obstination présomp- tueuse.
- Ah ! tu dis que l’or ira de lui-même chez toi ? Très bien ! Nous allons te rapporter la jarre pour que les serpents te mordent.
Ils revinrent donc à la rizière, ouvrirent la jarre pour s’assurer qu’elle contenait bien des serpents et non de l’or, la refermèrent et la transportèrent chez le paysan.
- Viens voir, femme, s’écria le paysan à son réveil, en trouvant la jarre dans la cour. Ne t’ai-je pas dit que l’or s’amènera de lui-même si le Ciel veut me le donner ?
La femme se précipita pour soulever le couvercle de la jarra : celle-ci était pleine de lingots d’or.
Section II - CONTES D’INSPIRATION BOUDDHIQUE Croyance à la métempsycose
26. – Tấm Cám .
Tấm et Cám était deux soeurs nées de mères différentes. Leur père était mort ainsi que la mère de Tấm.
Un jour, la mère de Cám dix aux deux jeunes filles :
- Allez pêcher des crevettes. A celle qui m’en rapportera le plus, je donnerai un couvre-sein vermeil.
Cám qui était paresseuse alla s’étendre au pied d’un arbre. Voyant enfin la corbeille de Tấm remplie de crevettes, elle lui dit :
Soeur Tấm, soeur Tấm !
De poussière votre tête est barbouillé. En eau profonde lavez - vous , Autrement grondée vous seriez !
Pendant que Tấm se plongeait la tête dans la mare, Cám vida prestement la corbeille de sa soeur dans la sienne et rentra à la maison. Sa toilette faite, Tấm vit sa corbeille vide, et se mit à pleurer. Bouddha apparut et lui demanda
:
- Pourquoi pleures-tu, mon enfant ?
- Parce que je n’ai plus de crevettes, et que je serai grondée.
- Regarde encore dans ta corbeille, et vois s’il y reste quelque chose.
- Oui, il y reste un goujon
- Mets-le dans le puits de ta maison, et à chaque repas, au lieu de manger trois bols de riz, n’en mange que deux. Tu donneras le troisième au goujon en lui disant ces mots :
Goujon ! goujon ! Viens manger de mon riz À l’or et à l’argent pareil.
Mais ne mange pas d’autrui
De la soupe mal cuite et du riz moisi.
Tấm obéit au vénérable vieillard, et s’émerveillait chaque jour de voir son goujon grossir à vue d’oeil. Mais Cám l’espionna et ne tarda pas à surprendre son secret. Elle en parla à sa mère qui dit à Tấm :
- Demain, tu mèneras paître les buffles dans une prairie lointaine. Si tu les fais paître dans le village même, on te les prendra.
Profitant de cette absence de Tấm, la mère et la fille prirent le goujon et s’en régalèrent. Et quand Tấm, au retour, alla retrouver son goujon, elle eut beau l’appeler, il ne reparut plus à la surface du puits. Tấm s’assit alors par terre et pleura. Son bon ami le Bouddha apparut et lui demanda :
- Pourquoi pleures-tu, mon enfant ?
- Oh ! bon grand’père, on a pris mon goujon .
- Va chercher ses ossements, et mets-les avec de l’eau dans quatre petits pots de terre que tu enterreras aux quatre pieds de ton lit.
Mais Tấm ne savais où retrouver les ossements du goujon. Un coq lui dit :
- Cocorico ! donne-moi une poignée de riz, et je te trouverai les ossements de ton ami.
Tấm lui donna du riz. Le coq gratta le sol et mit à découvert un tas d’ossements. Tấm les mit avec de l’eau dans quatre petits pots qu’elle enterra soigneusement aux pieds de son lit, comme le lui avait recommandé Bouddha.
Peu de temps après, le roi organisa une grande fête à l’effet de trouver une jeune fille digne d’être son épouse. La marâtre dit à Tấm, en lui donnant un panier de riz et de paddy mélangés :
- Quand tu auras fini de séparer le riz du paddy, tu pourras nous rejoindre.
Puis elle s’en alla à la fête avec sa fille. Tấm de nouveau fondit en larmes.
- Pouquoi pleures-tu encore, mon enfant ? lui demanda Bouddha qui venait d’apparaitre.
- Grand’père, je voudrais tant aller à cette fête du roi, mais lorsque j’aurai fini de séparer le riz du paddy de ce panier, la fête sera déjà terminée.
Bouddha appela un pigeon qui, en quelques coups de bec, eut tôt fait de séparer le riz du paddy. Mais Tấm continuait à pleurer.
- Mais qu’est-ce que tu as encore ?
- Hi ! Hi ! Regardez mes vêtements, bon grand’père. Comment oserais-je aller à la fête avec ces haillons ?
- Oh ! j’allais oublier. As-tu bien conservé les ossements de ton goujon ?
- Oui, grand’père.
- Alors, va déterrer tes pots. Tu y trouveras tout ce qu’il te faut. En outre, lave–toi avec l’eau des pots. Bonsoir, mon enfant.
- Merci, grand’père.
Tấm alla déterrer ses pots et y trouva effectivement des vêtements magnifiques, des bijoux, et une paire de sandales merveilleuses, incrustées de diamants. Puis, avec l’eau des pots, elle se baigna. Elle avait toujours été jolie, et c’était ce qui lui suscitait la jalousie de sa marâtre et de sa demi- soeur, mais après le bain, elle devint une beauté splendide.
Toute joyeuse, et parée de ses vêtements neufs, elle alla à la fête. Tout le monde l’admirait, et la prenait pour une princesse. Quand le soir déclina, elle se hâta de rentrer chez elle avant sa marâtre. Dans sa course précipitée, elle laissa tomber une de ses sandales.
Le roi, passant par là, ramassa la sandale, la trouva mignonne, et se dit que celle qui la portait devait être très belle. Le lendemain matin, il ordonna à un eunuque d’aller dans toutes les maisons du village pour essayer la sandale au pied de toutes les jeunes filles. Mais toutes avaient le pied tros gros, y compris Cám, à son grand désespoir.
- Voulez-vous me permettre de l’essayer à mon tour, Monsieur l’Eunuque
? dit timidement Tấm.
- Oh ! oh ! oh ! s’esclaffèrent tout à la fois Cám et sa mère. Voyez-vous cette souillon qui désire épouser le roi ?
Mais l’eunuque regarda Tấm, et malgré ses misérables haillons, la trouva jolie.
- L’ordre de Sa Majesté, dit-il, est de faire essayer la sandale à toutes les jeunes filles. Vous pouvez essayer, Mademoiselle.
Au grand ébahissement de tout le monde, le pied mignon de Tấm s’adapta parfaitement à la mignonne sandale. Et Tấm devint reine.
Au jour anniversaire de son père, Tấm revint chez elle. Sa marâtre lui dit de monter sur un aréquier pour cueillir un régime d’arecs. Puis elle prit un grand couteau pour abattre l’arbre.
- Qu’est-ce que vous faites là , marâtre ?
- Je chasse les fourmis de peur qu’elles ne vous piquent.
L’aréquier tomba, et Tấm fut précipité dans la mare, où elle se noya. La marâtre prit ses vêtements et en affubla Cám qui ressemblait beaucoup à sa demi-soeur. Le roi ne s’aperçut pas de cette substitution.
La malheureuse Tấm se métamorphosa en un loriot qui vint se poser dans le jardin royal. Aux soldats qui étendaient le linge lavé sur la haie pour le faire sécher, le loriot chanta :
De mon mari les vêtements,
Qu’ils soient étendus sur des perches. Mais ne les étendez pas sur la haie. De peur qu’ils ne se déchirent.
En entendant ce gazouillis distinct, le roi murmura :
Loriot ! gentil loriot ! Si tu es ma femme , Entre vite, vite
Dans la manche de ma robe.
Le loriot s’élança aussitôt vers le roi qui le mit dans une cage dorée. Depuis lors, le roi passait tout son temps à jouer avec son loriot favori. Cám la fausse reine, en devint jalouse. Sur les conseils de sa mère, elle fit tuer le loriot et en jeta les plumes dans le jardins. De ces plumes, naquirent deux flamboyants magnifiques, auxquels le roi aimait à suspendre son hamac pour faire la sieste.
Cám, toujours guidée par sa méchante mère, fit scier les flamboyants dont le bois lui servit à fabriquer un métier à tisser. Mais lorsqu’elle fit fonctionner celui-ci, elle entendit cette chanson :
Kis ! kis !
À toi qui m’as pris mon mari
Je crèverai les yeux, Kis ! kis !
Le métier fut brûlé, et ses cendres jetées au bord de la route. Aussitôt naquit à leur place un plaqueminier avec un fruit superbe. Une vieille gargotière, passant par là, s’écria :
Plaquemine ! plaquemine !
Tombe dans mon sac. Ton parfum je humerai Mais ta pulpe ne mangerai.
La plaquemine tomba aussitôt, et la bonne femme l’emporta chez elle. Elle vivait toute seule dans sa gargote. Mais depuis qu’elle eut acquis la plaquemine, elle fut surprise de voir ses repas préparés par une main mystérieuse. Très intriguée, elle fit semblant un matin de sortir de chez elle, puis y rentra furtivement. Une belle femme s’y trouvait, en train de faire le ménage, alors que la plaquemine était vide de sa pulpe. Elle comprit aussitôt que c’était une fée. Elle déchira l’écorce du fruit magique, et embrassa la fée qui désormais vivait chez elle comme sa propre fille.
Un jour, le roi passa devant sa gargote. Altéré, il y entra pour boire une tasse de thé. La vieille femme lui offrit une chique de bétel qui lui rappela celles préparées autrefois par Tấm. Il demanda aussitôt :
- Qui a préparé cette chique de bétel, ma bonne dame ?
- Sire, c’est ma fille.
- Puis-je la voir ?
- Oui, Sire.
Elle appela sa fille. C’était, trait pour trait, l’ancienne reine Tấm, mais plus belle encore. Le roi l’emmena au palais et lui rendit son titre de reine.
Cám, en revoyant Tấm, lui demanda :
- Comment avez-vous fait, ma soeur, pour obtenir cette beauté merveilleuse ?
- Veux-tu l’avoir aussi ?
- Oui.
Alors Tấm fit creuser un fossé profond et dit à Cám d’y descendre. Puis elle ordonna à ses servantes d’y verser de l’eau bouillante. Le cadavre de Cám fut découpé en petits morceaux, salé, puis mis dans une jarre qui fut offerte à la marâtre. La méchante femme mangeait à chaque repas de la chair de sa fille sans le savoir, et la trouvait délicieuse. Mais un hibou lui criait toujours :
Pas si bonne que cela ! Pas si bonne que cela ! De la chair de votre fille,
Donnez moi s’il vous en reste.
Furieuse, la méchante femme chassait le hibou à coups de pierres. Mais quand elle arriva au fond de la jarre, elle y trouva la tête de sa fille. De saisissement, elle tomba morte foudroyée.
Croyance à la vertu du repentir .
27.- Le repentir d’un voleur .
Un bonze était entré en religion depuis son enfance. Mais bien qu’il s’astreignit à observer scrupuleusement les rites, il n’était pas parvenu à la Parfaite Illumination. Il se décida donc à faire un pèlerinage aux lieux saints du Bouddhisme.
Chemin faisant, il rencontra un homme qui demanda à l’accompagner.
- Quelle est votre profession ? demanda le bonze .
- Hélas, je n’ai fait que voler jusqu’à maintenant. Mais je repens, et je voudrais aller demander à Bouddha mon salut.
- Vous vous méprenez beaucoup, mon ami. Moi qui n’ai fait que des bonnes actions toute ma vie, je ne suis pas encore sûr de mon salut. Comment
osez-vous y prétendre, vous qui n’avez commis que des crimes ?
- Mais puisque je m’en repens maintenant ? Daignez, ô Venérable, me laisser vous accompagner.
Le bonze s’y refusa énergiquement, ne voulant pas compromettre sa vertu dans le voisinage d’un criminel. À la fin, le voleur lui dit :
- Ô Vénérable, si mon corps méprisable n’est pas digne de vous suivre, qu’au moins mes entrailles, qui sont bien intentionnées, vous accompagnent. Daignez les porter en offrande à Bouddha.
Et il s’ouvrit le ventre avec un couteau, en retira ses entrailles, les présenta au bonze, et tomba mort. Celui-ci n’osa pas désobéir à sa dernière volonté. À contre-coeur, il mit les entrailles du voleur dans son sac, et continua son voyage. Mais au bout de quelques jours, les entrailles se putréfièrent et exhalèrent une odeur nauséabonde. Le bonze les jeta à terre ; un corbeau les ramassa et les porta à Bouddha.
Lorsque le bonze arriva en Terre Sainte, Bouddha le réprimanda :
- Ce voleur était un criminel, mais il s’est repenti ; il mérite d’entrer au Nirvana. Quand à toi, mauvais bonze, tu as violé ta promesse faite à un agonisant. Par cette seule faute, tu as détruit l’effet de toute une vie de vertu.
Tu ne mérites plus le Nirvana, et il te faudra revenir à ta pagode pour expier
ton crime.
Croyance à la loi de causalité
“Du bien naît le bien, et du mal naît le mal “, cette croyance a constitué et constitue toujours le fond de la morale chez les Vietnamiens. Elle est enseignée également par le Confucianisme, mais est surtout illustrée par des
récits d’inspiration bouddhique tels que ceux que nous allons reproduire ci- dessous.
28. – Le carambolier .
Un riche cultivateur avait deux fils. Autant l’ainé était cupide, autant le cadet était doux et désintéressé. Et le sort voulut que chacun d’eux fut marié à une femme qui lui ressemblait par le caractère.
À la mort de leurs parents, les deux frères se partagèrent l’héritage. L’aîné déclara :
- À moi la maison parce que je suis l’aîné et que je dois y entretenir le culte de nos parents. À moi les rizières parce que leurs revenus doivent servir
à payer les dépenses d’anniversaires. À moi les buffles et les domestiques
parce qu’ils sont attachés au travail des rizières.
- Vous avez raison, mon frère, répondit le cadet. Et qu’est-ce qui me reviendra ?
- Tu es bien heureux, toi, de n’avoir aucune dépense à faire. Mais comme je suis bon prince, je te donnerai ce petit enclos où est planté un carambolier.
Tu sais combien ses fruits sont doux ?
- Oui, mon frère.
- Eh bien ! Vous avez de la chance, toi et ta femme, de pouvoir manger de ces caramboles royales.
- Oui, mais le riz, comment pourrons-nous nous le procurer ? On ne peut vivre uniquement de caramboles.
- Tu as des bras, je suppose ? Il faut travailler, mon petit. Fini le temps où tu pouvais vivre en parasite de nos parents.
Le cadet et sa femme vont s’installer dans le petit enclos situé hors du village. C’est un tout petit jardin au sol caillouteux. Aucune plante n’y pousse, sauf un carambolier. Les deux époux se regardent, consternés.
- Comment ferons-nous pour vivre ? soupire la jeune femme.
- Ne t’inquiète pas, petite soeur. Le Ciel qui a créé l’éléphant a aussi créé l’herbe pour le nourrir. Tu restera à la maison pour faire le ménage et cultiver quelques légumes, si tu peux. Moi, j’irai dans la forêt voisine ramasser du bois mort que j’échangerai contre du riz et du sel.
- Mon pauvre ami ! Te sens-tu capable de faire ces travaux pénibles ?
- Il le faudra bien.
- Tu oublies le carambolier. Peut-être pourrons-nous tirer quelques argent de ses fruits ?
-Certainement. Mais ce sera tout juste pour nous acheter quelques mètres d’étoffe par an.
À force de courage et de travail, les jeunes époux réussissent à vivre, tant bien que mal. Ils attendent impatiemment que les caramboles grossissent et mûrissent. Hélas ! dès qu’un fruit est à point pour être cueilli, il est dévoré par un aigle. À la fin, la femme se lamente :
- Malheureux que nous sommes ! Nous espérions vendre ces caramboles pour avoir de quoi acheter quelques mètres d’étoffe. Mais monsieur l’Aigle nous les prend toutes.
- Pour chaque carambole que je mange, je rendrai un morceau d’or,
répond l’aigle. Confectionnez un sac de trois empas pour en prendre.
Effrayée et ravie à la fois, la femme raconte cette aventure à son mari à son retour. Ils décídent de se conformer en tous points aux recommandations de l’aigle. Le lendemain matin, le sac de trois empas confectionné, le mari reste à la maison pour attendre l’oiseau miraculeux. Après s’être restauré de quelques caramboles, l’aigle lui dit de monter sur son dos. Ils traversent une grande étendue de mer, puis descendent sur un îlot.
- Prenez ce que vous voudrez, dit l’aigle.
L’îlot est plein de diamants, de perles et de lingots d’or, et notre jeune paysan en est tout éberlué. Mais comme il n’est pas cupide, il se borne à emplir son sac de trois empans.
Revenu chez lui, il emploie une partie de cette immense fortune à acheter de nombreuses rizières, puis à se faire construire un magnifique palais. Puis il se rend chez son frère et sa belle-soeur pour les inviter à venir participer au festin qu’il donnera à l’occasion de l’inauguration de sa nouvelle demeure.
- Ouais ! serais-tu devenu riche, par hasard ?
- Oh non, mon frère, mais enfin j’ai acquis une nouvelle maison, et je serais heureux que vous l’honoriez d’une visite.
- J’irai chez toi, si tu peux faire poser des nattes fleuries de ma porte
jusqu’à la tienne.
- Vos paroles sont pour moi des ordres, mon frère.
À sa grande stupéfaction, l’aîné, en sortant de chez lui de lendemain matin, voit une longue file de nattes fleuries, qui doivent couter un prix fou, se dérouler à perte de vue de sa porte jusqu’à l’horizon. En marchant sur ce tapis splendide, il arrive avec sa femme à un palais féérique devant lequel se tiennent, souriants et déférents, le cadet et sa femme pour les recevoir.
- Mon cher frère, disent-ils alors doucereusement, comment se fait-il que vous soyez devenu si subitement riche ?
Très sincèrement, l’histoire du carambolier et de l’aigle leur est racontée.
- Vraiment, mais alors, balbutie le mari . . .
- Mais alors, se hâte d’enchainer la femme, c’est à nous que doit revenir le carambolier.
- Oui, par droit d’aînesse.
- Comme vous le voudrez, mon frère. Je vous offre de bon coeur cet enclos et ce carambolier.
- Non, car vous venez de le dire, l’aigle a été apitoyé par votre pauvreté. Si je garde l’héritage de nos parents, l’aigle ne voudra peut-être pas me
donner son trésor.
- Vous ferez comme vous l’entendez, mon frère.
Et les deux époux cupides viennent s’installer dans le petit enclos, misérablement vêtus. À peine voit-elle l’aigle venir manger ses caramboles que la femme s’écrie d’une voix plaintive :
- Ô Monsieur l’Aigle ! Il ne nous reste que ces caramboles pour vivre. Si vous nous les prenez, nous mourrons de faim.
- Pour chaque carambole je mange, je rendrai un morceau d’or, répond aussitôt l’aigle. Confectionnez un sac de trois empans pour en prendre.
- Nous l’avons déjà, Monsieur l’Aigle, dit le mari fou de joie.
En réalité, d’accord avec sa femme, il a préparé un sac de six empans qu’il emporte sur le dos de l’aigle.
Arrivé à l’île au trésor, notre cupide voudrait tout emporter. Il emplit son vaste sac de pierres précieuses et d’or, en fourre encore partout, dans ses poches, qu’il a énormes, dans sa ceinture, et jusque dans ses pantalons qu’il noue aux jarrets pour faire des poches supplémentaires.
Au bout d’une heure de vol de retour, l’aigle se sent fatigué.
- Jetez un peu de votre or en mer, dit-il. Vous êtes trop lourd, et je ne peux plus vous porter.
- Jeter de l’or ? Oh ! quelle idée sacrilège !
- Mais puisque je vous dis que vous êtes trop lourd.
- Encore un effort, Monsieur l’Aigle, je vous en supplie. Songez qu’avec tout cet or, je deviendrai l’homme le plus riche du royaume, j’acheterai des palais, des . . .
Impatienté, l’aigle secoue ses ailes et laisse tomber le cupide dans la mer.
29.- La balance truquée .
Un commerçant malhonnête se fit confectionner une balance truquée contenant dans son fléau quelques gouttes de mercure. Lorsqu’il vendait, il inclinait le fléau vers la droite, augmentant ainsi frauduleusement le poids des marchandises pesées. Mais lorsqu’il achetait, il inclinait le fléau vers la gauche de manière que les marchandises pesées n’accusassent pas leur poids véritable.
Grâce à ces malhonnêtes manœuvres, le commerçant ne tarda pas à devenir riche. Pour comble de bonheur, il lui naquit deux garçons très beaux et très intelligents. Un jour, il dit à sa femme :
- Nous voilà riches. Je crois que nous n’avons plus besoin de tricher dans notre commerce. Détruisons notre balance truquée pour léguer à nos enfants un héritage de vertu. N’est-ce pas votre avis ?
- Vous avez raison, Maître.
De malhonnête, notre commerçant devint le plus honnête des hommes. Mais, contre son attente, ses deux enfants moururent peu après, d’une maladie mystérieure. Les deux époux se roulèrent à terre, fous de douleur. Ils ne pouvaient comprendre que le Ciel les punisse de leur bonne conduite.
Une nuit, ils vinrent en songe Bouddha qui leur dit :
envoyant deux diables qui dilapideraient votre fortune et déshonoreraient votre nom. Mais vous vous êtes repentis à temps, heureusement. Pour vous récompenser, le Ciel vous a délivrés de ces diables malfaisants. Si vous persévérez dans votre bonne conduite, vous aurez deux autres fils, qui feront la joie de votre vieillesse.
Les deux époux suivirent scrupuleusement les conseils de Bouddha. Ils distribuèrent aux pauvres toute leur fortune mal acquise. Ils en furent récompensés par la naissance de deux garçons qui, en réussissant aux examens, leur valurent un grade honorifique de la part de l’empereur.
30.- La tige de bambou à cent nœuds .
Un paysan avait une très belle fille. Étant très avare, il voulait utiliser les services d’un valet de ferme sans lui payer de gages. Il le flatta donc d’un fallacieux espoir :
- Si tu travailles bien, je te donnerai ma fille en mariage.
Très candide et amoureux fou de sa jeune patronne, le valet travaillait jour et nuit, sans ménager sa peine. Mais au bout de trois ans, l’avare donna sa fille en mariage à un riche propriétaire. Le jour des noces, voulant écarter de sa maison le valet, il lui dit :
- Va chercher dans la forêt une tige de bambou à cent nœuds. Si tu la trouves, ma fille sera à toi.
Naturellement, le valet n’en trouva pas. Après de laborieuses et inutiles recherches, il s’assit à terre pour pleurer. Bouddha lui apparut sous la forme
d’un vieillard et lui demanda :
- Pourquoi pleures-tu, mon enfant ?
- Mon patron exige que je lui rapporte une tige de bambou à cent nœuds pour me donner sa fille. Mais j’ai beau chercher, je n’en trouve pas.
- Va découper cent tronçons de bambou, chacun avec son nœud. Je t’aiderai après.
Les cent tronçons de bambou furent bientôt prêts. Ils s’accolèrent miraculeusement lorsque le vieillard prononca ces simples mots :”Accolez-
trop encombrante, il demanda au vieillard la façon de l’emporter.
- Tu n’auras qu’à prononcer ces mots :”Détachez-vous”.
Immédiatement, les cents tronçons de bambou se détachèrent. Le valet en fit un paquet, remercia chaleureusement le vieillard et s’apprêta à rentrer.
-N’oublie pas, recommanda le vieillard, que les gens qui touchent à ton bambou y seront accolés aussi si tu prononces tes paroles magiques.
De retour chez son patron, le jeune valet trouva celui-ci en train de festoyer son gendre et de nombreux membres des deux familles alliées. Sans mot dire, il plaça son paquet de tronçons de bambou au milieu de la cour, et marmonna :”Accolez-vous”. Une gigantesque tige de bambou jaillit aussitôt dans la cour.
- Maître, je vous rapporte une tige de bambou à cent nœuds. Puis-je épouser votre demoiselle ?
- Qu’est-ce tu chantes là ? Voyons d’abord ta tige de bambou.
Le paysan, furieux et incrédule à la fois, descendit dans la cour pour toucher la tige magique. Aussitôt le valet murmura entre ses dents :”Accolez- vous”. Les mains du paysan se collèrent au bambou, sans pouvoir s’en détacher.
- Au secours ! hurla-t-il de frayeur. Qu’on me tire de ce maudit bambou !
Son future gendre se précipita le premier ; il eut le même sort. De nombreuses autres personnes l’imitèrent et furent de même enchainées au bambou. Ce fut dans toute la maison un beau concert de vociférations et de lamentations. Pendant ce temps, notre jeune valet riait à se tordre les entrailles.
- Pitié ! pitié ! Délivrez-nous ! lui crièrent les victimes.
Mais il les laissa s’épuiser en efforts stériles jusqu’à ce qu’enfin son patron fut obligé de lui dire :
- Soit, délivre-nous et tu auras ma fille.
- Et M. Ba, voulez-vous toujours épouser ma femme ?
- Non, j’y renonce. Délivre-nous.
rompu, et les gens furent délivrés. Le jeune valet, à juste titre redouté, obtint la main de sa belle patronne.
Section III .- CONTE D’INSPIRATION CONFUCÉENNE La pitiée filiale
31. – Un fils pieux .
Il était une fois un fils très pieux. Sa mère était morte, et pour nourrir son père, il tissait la toile pour le compte d’un riche artisan. Mais son père vint à mourir à son tour, et notre paysan était trop pauvre pour lui acheter un cerceuil. Il vint donc trouver son patron et lui demanda de lui avancer un peu d’argent.
- Très volontiers, répondit celui-ci, mais tu me feras gratis 300 pièces d’étoffe.
Pour pouvoir ensevelir décemment son père, le pasan fut obligé de souscrire à ce marché exorbitant.
Les funérailles terminées, il se tuait nuit et jour à tisser de la toile. Un matin, en allant au marché, il rencontra une belle jeune fille qui s’offrit à l’épouser.
- Je ne demanderais pas mieux, répondit-il tristement, si je n’étais pas en deuil de mon père.
- Je puis attendre jusqu’à la fin de votre deuil.
- Mais je suis extrêmement pauvre. Présentement, je dois travailler jour et nuit pour tisser 300 pièces de toile que je dois à mon patron.
- Je vous y aiderai.
Enchanté, le paysan emmena sa fiancée chez lui. Et malgré les agaceries de celle-ci, il sut garder imperturbablement la chasteté qui convenait à un fils en deuil. Après l’avoir vainement tenté, sa fiancée reconnut sa parfaite vertu. Et comme elle était une merveilleuse tisserande, elle réussit, au bout d’un
d’aller rendre à son patron.
De retour chez lui, il vit sa fiancée se métamorphoser en une fée qui s’éleva dans les airs en lui disant :
- Je suis la fée Ngọc Hoa. Émue de votre piété filiale, je suis venue vous aider à accomplir votre devoir. Adieu, et conduisez-vous toujours
vertueusement.
L’affection fraternelle
32. – Le banian .
Trois frères vivaient en bonne intelligence. Ils s’aimaient tendrement et jouissaient en commun de l’héritage paternel. Les choses ne commencèrent à se gâter que lorsqu’ils se marièrent. Les trois belles-soeurs ne pouvaient se supporter, et harcelaient nuit et jour leurs maris pour que l’héritage fût partagé et que chaque ménage allât vivre séparément.
Excédés des lamentations continuelles de leurs femmes, les trois frères durent enfin s’incliner devant leur volonté. Le partage des maisons, jardins et rizières fut relativement facile, mais il restait un gros banian planté en face de la porte principale : chaque femme voulait l’avoir dans son lot.
- Abattons cet arbre, dirent les trois frères, et scions-le. Nous nous partagerons également son bois.
Mais à peine ont-ils pris cette décision que l’arbre se mit à dépérir brusquement. Ses feuilles jaunirent et tombèrent à terre. Ce que voyant, l’aîné des frères éclata en sanglots.
- Qu’avez-vous, mon frère ? demandèrent les deux autres. Cet arbre ne vaut pas grand’chose, et ne mérite pas que vous le regrettiez si vivement.
- Mes frères, répondit l’aîné, je ne pleure pas sur la mort de l’arbre, mais sur la mort de notre amitié. Regardez, même cet arbre qui est pourtant dénué
de sentiment en est si attristé qu’il en meurt. Comment pourrais-je y rester
insensible ?
Émus, les deux autres éclatèrent eux-mêmes en sanglots. Ils s’embrassèrent et jurèrent de ne plus jamais se séparer. De même firent leurs épouses, converties à leur tour. Aussitôt l’arbre reverdit miraculeusement.
33. – Une ingénieuse épreuve .
Un homme riche négligeait son frère cadet qui était pauvre. Il n’était pourtant pas avare, et traitait magnifiquement ses amis. À sa femme qui lui en faisait reproche, il répondit :
- Chacun pour soi. Que mon frère se débrouille tout seul. Quant à mes amis, si je les traite bien, c’est parce que ce sont des gens riches qui pourraient me venir en aide à l’occasion.
Sa femme imagina alors un stratagème pour lui dessiller les yeux. Un jour qu’il était absent de la maison, elle tua un gros chien et l’enveloppa dans une natte. Puis elle dit à son mari au retour de celui-ci :
- Ce matin, un mendiant est venu me demander de l’aumône. Sur mon refus, il a prononcé des paroles insolentes. Alors, furieuse, je lui ai lancé un bâton. Je ne sais pas comment cela s’est fait, mais le mendiant en est mort. Comment allons-nous faire ?
- Mais il faut l’enterrer vite, répondit le mari très effrayé.
- Prends donc son cadavre sur l’épaule, et porte-le dans la rizière. Tiens, voici une pioche pour creuser son tombeau.
- Je ne pourrai jamais le faire à moi tout seul.
- Va donc demander de l’aide à tes bons amis.
- Oui, tu as raison.
Et il alla frapper à la porte de ses amis pour leur demander de l’aider. Tous se refusèrent. Désappointé, il revint chez lui.
- Alors ? demanda sa femme. Où sont tes amis ?
- Ils ont tous refusé.
- Je m’y attendais. Va essayer avec ton frère.
- Tu crois qu’il voudra bien m’aider ?
- Je ne peux pas te l’affirmer, mais je pense qu’il ne refusera pas de t’aider dans cette circonstance difficile.
L’homme courut chez son frère, qu’il avait négligé depuis longtemps. Contre son attente, celui-ci ne fit aucune difficulté pour se charger de la macabre besogne.
Mais l’aventure ne s’arrêta pas là. Le lendemain matin, les “bons amis” s’amenèrent chez le prétendu assassin, et le menacèrent de dénoncer son crime au mandarin juge s’il ne leur donnait pas beaucoup d’argent. Ecoeuré mais effrayé, il allait s’exécuter lorsque sa femme s’y opposa avec force.
- Très bien, dirent les “bons amis”, nous verrons ce que le mandarin juge pensera de votre crime.
Plus mort que vif, notre bourgeois fut trainé par des exempts au yamen de la préfecture. Sa femme, parfaitement calme, l’y accompagna. Elle raconta la vérité au mandarin. Vérification faite, c’était bien le cadavre d’un chien qui avait été enterré. Le mandarin complimenta fort la femme pour son ingénieux stratagème, et fit donner vingt coups de rotin à chacun des faux accusateurs.
L’amour conjugal
34. - Nhị Khanh .
Elle était mariée de bonne heure à Phùng Trọng Quỳ, fils du mandarin Phùng Lập Ngôn. Quoique encore très jeune, elle s’occupait vaillamment du ménage de son époux qui, malheureusement, aimait plus à s’amuser qu’à travailler.
Lập Ngôn avait un franc-parler qui le faisait détester de ses collègues. Le bruit étant parvenu à la Cour que la province de Nghệ An était dévastée par les pirates, ils se concertèrent pour le faire nommer gouverneur de ce poste dangereux. Au moment du départ, Lập Ngôn dit à sa bru :
- Je ne veux pas que vous vous aventuriez dans cette région infestée de pirates. Restez donc ici quelques temps. Lorsque la sécurité aura été rétablie, je vous ferai appeler auprès de votre mari.
Trọng Quỳ, qui aimait tendrement sa femme, ne voulut pas s’en séparer. Nhị Khanh fut obligée de le réconforter :
- Vous devez partir pour veiller sur la sécurité de père. Ne manquez pas à votre devoir filial par amour pour moi.
Plusieurs années s’écoulèrent sans que Nhị Khanh reçut des nouvelles de son mari. Elle s’était réfugiée chez sa tante, mais un neveu de celle-ci, l’officier Bạch, épris de sa beauté, voulut la forcer à l’épouser. Elle fit venir un vieux domestique de sa famille, et lui dit en pleurant :
- Si je ne me suis pas donné la mort encore, c’est pour attendre le retour de mon mari. Allez donc à Nghệ An et tâchez d’avoir de ses nouvelles. S’il est mort, je le suivrai au tombeau.
Au bout d’un mois de pénible voyage, le vieux domestique arriva à Nghệ
An. Il s’enquit de Trọng Quỳ.
- Son Excellence le Gouverneur est mort, lui répondit-on, et son fils a dissipé toute sa fortune. Il vit dans une pauvre cabane près du marché.
Le vieux domestique trouva son jeune maître dans un état lamentable. Il lui raconta le péril qui menaçait sa maîtresse. En mendiant sur les chemins, les deux purent regagner la Capitale. Heureusement Nhị Khanh, qui était une vaillante femme, avait pu sauvegarder quelques débris de son ancienne fortune. Et les deux époux connurent une nouvelle lune de miel, rendue plus douce après une longue séparation. Mais repris par le démon du jeu, Trọng Quỳ ne tardait pas à passer tout son temps dans les tripots. Son compagnon de jeu était un commerçant nommé Đỗ Tam, qui convoitait la beauté de Nhị Khanh. De son côté, Trọng Quỳ convoitait les richesses de Đỗ Tam.
Nhị Khanh ne cessait de mettre son mari en garde contre Đỗ Tam, mais en vain. Un jour, le commerçant proposa de jouer dix mille ligatures contre Nhị Khanh. Trọng Quỳ qui avait jusqu’alors facilement gagné, accepta la proposition. Ils jouèrent. En trois coups de dés, Trọng Quỳ perdit la partie. Il fit venir sa femme et lui dit :
- Il est trop tard pour moi de me repentir. J’ai perdu, et je dois vous céder à
Monsieur que voilà.
Nhị Khanh dit en souriant à Đỗ Tam :
- Abandonner un mari pauvre pour suivre un mari riche, qu’ai-je à me plaindre ? Mais je dois d’abord rentrer dire adieu à mes deux enfants. Puis je reviendrai vous suivre.
Enchanté, Đỗ Tam la laissa partir sans méfiance. Elle embrassa ses deux fils en leur disant :
- Quoique votre père soit un homme indigne, je ne puis me résoudre à briser notre serment d’amour. Oh ! combien je souffre de vous laisser sur
terre !
Et elle se pendit à une poutre.
Depuis ce drame, Trọng Quỳ fut déchiré par les remords. Il rompit éner- giquement avec sa vie dissipée, et se consacra à l’éducation de ses enfants. Un jour, étant assis au pied d’un badamier, il entendit la voix de sa femme chérie :
- Est-ce vous, Phùng ? Si vous pensez encore à moi, allez demain soir au temple des soeurs Trưng. Vous m’y trouverez.
Trọng Quỳ regarda en haut et ne vit qu’un nuage qui s’envola vers le Nord. Très surpris, il décida de se rendre au rendez-vous qui lui avait été donné.
Le temps était parfaitement désert. Pas un bruit, pas une lumière. Trọng Quỳ attendit pendant de longues heures, mais ne vit rien venir. À la fin, brisé de fatigue, il s’étendit par terre. Vers la troisième veille de la nuit, il entendit des sanglots indistincts. Brusquement réveillé, il ouvrit les yeux et vit devant lui une forme humaine : c’était sa femme Nhị Khanh. Elle lui dit :
- Le Souverain Céleste a eu pitié de moi et m’a affecté au service de son secrétaire. Mes fonctions sont très absorbantes et ne me laissent guère de temps pour revenir vous voir et embrasser nos enfants. L’autre jour, étant exceptionnellement chargée d’aller faire de la pluie dans une contrée éloignée, j’ai eu la chance de vous rencontrer. C’est pourquoi j’ai pu vous donner rendez-vous ici.
- Ô ma chère Nhị Khanh, m’avez-vous pardonné ?
- Puisque me voilà. D’ailleurs c’est le sort qui l’a voulu, qui a suscité ce drame pour vous ramener au droit chemin.
cruellement. Sans nos deux enfants, je me serais donné la mort pour vous revoir dans l’au-delà.
- C’est justement à cause de nos deux enfants que j’ai tenu à vous revoir.
- Ah ! Comment cela !
- J’ai appris que le Souverain Céleste avait décidé que la dynastie des Hồ
prendrait fin bientôt. À partir de l’année Bính Tuất (1406), la guerre ravagera notre pays. Durant vingt ans deux cent mille personnes mourront par le fer et par le feu. Ceux qui n’auront pas su cultiver l’arbre de la vertu n’échapperont pas à cette calamité. Un héros du nom de Lê Lợi libérera le pays et ramènera la paix. Recommandez à nos enfants de s’attacher à la fortune de ce libérateur. Voilà ce que j’avais à vous dire. Adieu.
- Ô ma chère femme, ne pouvez-vous rester encore un moment ? Mais déjà l’ombre de Nhị Khanh s’était évanouie.
Trọng Quỳ crut fermement à ce que lui avait dit sa femme. Il peina dur pour donner à ses deux fils une brillante éducation dans l’art militaire. Et lorsque Lê Lợi leva l’étendard de l’insurection contre les Chinois dans sa montagne de Lam Sơn, les deux fils de Trọng Quỳ furent parmi ses premiers partisans. Ils eurent l’occasion de remporter plusieurs victoires à ses côtés, et à l’avènement de Lê Thái Tổ, reçurent de hauts grades mandarinaux. L’empereur, à qui ils racontèrent l’histoire touchante de leur mère, accorda également à celle-ci, à titre posthume, un brevet de génie de première classe.
L’amitié
35. - Lưu Bình et Dương Lễ .
Autrefois vivaient, dans un lointain village, deux amis : Lưu Bình et Dương Lễ. Tous deux étaient intelligents et fort habiles dans les dissertations littéraires. Mais tandis que Dương Lễ, très pauvre, travaillait sans relâche, Lưu Bình, de famille riche, passait plus volontiers son temps à boire et à s’amuser auprès des chanteuses qu’à étudier les textes classiques. Maintes et maintes fois, Dương Lễ avait conseillé à son ami de s’amuser moins et de songer plus au concours triennal qui allait être ouvert à la fin de l’année.
feuille de lotus.
Ce qui devrait arriver arrivera. Dương Lễ réussit brillanment au concours, tandis que Lưu Bình échoua piteusement. Nommé mandarin dans une province éloignée, Dương Lễ partit pour son poste, après avoir supplié son ami de travailler mieux dans l’avenir. Ce fut peine perdue : Lưu Bình continuait à se vautrer dans des plaisirs dégradants. Puis, coup sur coup, s’abattirent les malheurs : ses parents morts, son héritage dilapidé, et enfin sa maison dévorée par un incendie.
Complètement ruiné, il songea à chercher secours auprès de son ami. Celui-ci ne l’avait pas oublié. Tout au contraire, Dương Lễ, du fond de son poste lointain, continuait à prendre régulièrement des nouvelles de son étourdi ami. Il était au courant de sa mauvaise conduite ainsi que de ses malheurs. Il lui semblait que le moment était enfin venu de remettre son ami dans le droit chemein. En lui donnant une aide pécuniaire ? Non. Tel qu’il le connaissait, Lưu Bình, ayant de l’argent dans ses poches, ne songerait qu’à s’amuser. Pour le faire travailler, il faudra le blesser dans son orgueil, l’humilier même, de manière à lui inspirer la résolution farouche de réussir au prochain concours triennal afin de se venger des affronts reçus.
Son plan dressé, Dương Lễ convoqua ses trois femmes et le leur exposa.
- Mais il me faudra quelqu’un, ajouta-t-il, pour empêcher Lưu Bình de sombrer dans un morne désespoir, pour le réconforter quotidiennement par de bonnes paroles, l’encourager à persévérer dans ses études, et aussi pour lui assurer une existence exempte de tout souci matériel. Qui d’entre vous veut bien s’en charger ?
- Y pensez-vous, Seigneur ? repondit Ngọc Lan, la première femme. Avez- vous réfléchi que votre épouse serait laissée seule toute une année avec votre ami ? que sa réputation serait à jamais compromise par cette cohabitation ? Non, Seigneur, je suis votre humble servante, mais je ne puis sacrifier mon honneur à votre amitié.
- Et vous, chère Bạch Tuyết, qu’en pensez-vous ? dit Dương Lễ en s’adressant à sa seconde femme.
- Moi, répondit en riant la frivole Bạch Tuyết, pourquoi voulez-vous que
je quitte votre harem si confortable pour aller m’enterrer dans un trou de la
campagne avec votre paysan d’ami ? D’ailleurs, je vous aime trop, Seigneur, pour pouvoir me séparer de vous.
Dương Lễ se tourna vers sa troisième épouse :
- Châu Long, vous n’avez pas encore prononcé un mot. Êtes-vous aussi du même avis que vos deux soeurs ?
La mignonne Châu Long réfléchit un instant, puis répondit :
- J’irai, Seigneur. À cause du grand amour que je vous porte, je vous aiderai à sauver votre ami. Je ne redoute pas les fatigues de la vie paysanne. Je ne redoute pas non plus de se perdre ma réputation, parce que rien n’égale à mes yeux votre estime. Ordonnez, Seigneur, j’irai.
- Notre petite soeur Châu Long est bien courageuse ! ricanaient les deux premières épouses.
- En effet, elle est très courageuse, riposta Dương Lễ, et vous n’arrivez pas à la hauteur de ses chevilles. Maintenant, écoutez, Châu Long. Je vais
très mal recevoir Lưu Bình qui attend à la porte du yamen. Il partira d’ici très
courroucé contre moi. Vous le rejoindrez au premier cabaret où il s’arrêtera. Là, vous tâcherez de lier conversation avec lui. Vous lui direz que vous vous êtes sauvée de votre famille, parce que vos parents ont voulu vous marier contre votre gré à un riche propriétaire illettré, alors que votre ambition est d’épouser un étudiant capable de devenir plus tard un grand mandarin. Si, séduit par votre beauté, -et je n’en doute pas – il demande à vous épouser, répondez que vous acceptez avec joie, mais que pour être sure qu’il travaille bien à son prochain concours, vous ne l’épouserez qu’après son succès, que néanmoins, dans l’attente de ce jour heureux, vous êtes disposée à venir vivre chez lui pour vous occuper de son ménage avec les économies que vous avez emportées de chez vos parents.
Voilà, douce Châu Long, ce que j’attends de vous. Avec votre beauté angélique et votre intelligence supérieure, je suis sûr que vous réussirez. Quant à votre fidélité envers moi, je vous aime et vous respecte trop pour oser jamais en douter un instant. Voici dix taels d’or pour vos dépenses. Revenez dès que vous aurez connaissance du succès de mon ami, c’est-à-dire dans un an, j’en ai le ferme espoir.
Ce plan fut réalisé de point en point. Lưu Bình fut très mal reçu, non pas par Dương Lễ lui-même, mais par un de ses clercs, rejeta avec fureur la
du yamen en se jurant de réussir au prochain concours pour se venger de l’ami félon. Sur le chemin du retour, le ventre affamé et l’esprit enflammé par la colère, il entra dans un restaurant misérable. Il se fit servir un modeste repas, mais après avoir mangé, il s’aperçut avec terreur qu’il ne lui restait plus une seule sapèque pour payer l’hôtelier. Une jeune fille, qui était entrée silencieusement dans le restaurant pendant qu’il mangeait le tira d’embarras en lui prêtant le prix du repas. Vifs remerciements de Lưu Bình, ébloui par la beauté resplendissante de sa bienfaitrice. Entre les deux jeunes gens s’engagea une conversation que la fine Châu Long n’eut aucune peine à aiguiller vers le but qu’elle s’était fixé.
- D’accord, dit à la fin Lưu Bình, je consens à faire chambre à part jusqu’à ce que je réussisse au concourt triennal, mais que le temps va me sembler long !
- Soyez sûr, ami, qu’il sera long autant à moi qu’à vous. Mais cette condition est absolument indispensable pour que vous concentriez tous vos efforts vers l’étude.
Le faux ménage alla s’établir dans le village de Lưu Bình. Tandis que celui-ci pâlissait sur les livres classiques très tard chaque nuit, Châu Long s’astreignait à veiller autant dans sa chambre séparée pour encourager le jeune homme dans ses études. Devant tant de beauté et de sollitude, Lưu Bình s’est senti plus d’une fois incapable de tenir sa promesse. Mais chaque fois Châu Long réussit à freiner son ardeur fougueuse par des paroles douces mais fermes. Ce n’était pas qu’elle restait tout à fait insensible à l’amour du beau jeune homme. Bien des fois, ses vingt ans s’étaient surpris à s’émouvoir inconsciemment, mais toujours son honnêteté native et l’amour de son mari absent l’avaient rappelée au sentiment du devoir.
Ainsi passa le crachineux printemps, puis l’été secoué d’orages, puis l’automne mélancolique avec ses couchers de soleil voilés de brume, dans une atmosphère de fiévreuse attente et de labeur acharné. Enfin vint l’hiver apportant aux quatre coins de l’empire la proclamation auguste de l’Empereur, d’ouvrir un grand concours littéraire à partir du 15è jour du 11è mois.
grand repas, le disposa sur l’autel, et pria avec ferveur pour le succès du jeune homme. Malgré la séparation immente, le repas d’adieu fut joyeux. Lưu Bình était plein d’assurance dans son talent. Bientôt il serait reçu, et alors il pourrait épouser cette merveilleuse beauté pour laquelle il s’était astreint à travailler sans relâche toute une année. Châu Long était aussi heureuse d’avoir pu mener à bien sa difficile mission sans avoir failli à son honneur, et de pouvoir bientôt retrouver son mari.
- À notre amour éternel, dit Lưu Bình en élevant sa tasse d’alcool et en regardant tendrement Châu Long.
- À votre succès d’abord, ami. J’attendrai ici la bonne nouvelle. Croyez que je serai la première à m’en réjouir.
Le concours dura tout un mois. Lưu Bình passa brillamment toutes les épreuves et fut reçu premier. La grande nouvelle fut tout de suite transmise aux autorités de son village pour qu’elles organisassent une grande réception à son retour. Aussitôt informée de la nouvelle, Châu Long disparut. Et quand, trois jours après, le nouveau lauréat rentra triomphalement chez lui, au milieu de toute une population en liesse, il ne trouva qu’une maison déserte. Immense fut sa douleur. Il songeait à tout abandonner, honneurs, dignités, pour aller partout dans le monde rechercher sa bien-aimée, lorsqu’un domestique de Dương Lễ vint lui apporter une lettre de ce dernier :
“ . . . J’ai appris votre triomphe, et j’ai apprêté ma maison pour vous recevoir. Daignez accorder à un vieil ami l’honneur de vous servir un modeste verre d’alcool . . .”
Le premier mouvement de Lưu Bình fut de refuser, puis il se dit que c’était là l’occasion de se venger de son ami félon. Il suivit donc le domestique jusqu’au yamen de Dương Lễ.
Parfaite fut la réception que celui-ci lui réserva. Un grand banquet fut organisé, avec le concours de musiciens et de chanteuses. Mais Dương Lễ ne tarissait pas d’éloges sur le talent des son ami, Lưu Bình gardait une mine renfrognée et parlait à peine.
- Vous ne paraissez pas très joyeux pour un nouveau lauréat. Qu’avez-vous donc ?
- Oh ! rien. Mais au milieu des honneurs dont je suis accablé maintenant,
je ne puis m’empêcher de m’attrister en songeant aux humiliations dont on
monde est bien vil et méprisable ?
- Je suis parfaitement de votre avis. Mais dans cette pauvre humanité, ne faites-vous aucune exception ?
- Si, et même une grande. Tandis que mes meilleurs amis, qui nageaient dans l’opulence, me repoussaient, une fille du peuple, une inconnue, me sauva
du désespoir, me nourir, et m’a fait devenir tel que je suis.
- Oh ! ce doit être une histoire merveilleuse. Voulez-vous me la raconter ?
- Oui. Et puis je crois que je pourrais peut-être alléger ma douleur en vous la racontant.
Avec une émotion infinie, Lưu Bình raconta à son ami sa merveilleuse aventure : la rencontre dans une auberge, les conditions posées par la jeune fille, l’établissement du faux ménage, son travail harassant durant toute une année, son succès au concours, et finalement la disparition de l’ange.
- Oui, je suis enclin à croire maintenant que c’est un ange descendu du ciel pour m’aider à refaire ma vie. Autrement, comment expliquer cette constance à ne pas partager ma couche, puis cette disparition mystérieuse à l’heure de mon succès ? Qu’en pensez-vous ?
- Vous avez peut-être raison. Mais permettez-moi de remarquer que vous n’avez presque rien bu encore. Serait-ce parce que les chanteuses ici
présentes ne sont pas assez jolies ? Je vais appeler ma concubine Châu Long
pour qu’elle vous serve à boire. J’espère que vous ne lui refuserez pas un verre d’alcool. Holà ! faites venir ici Madame Troisième.
Lưu Bình gardait toujours tristement son regard abaissé lorsqu’une chère voix, dont le timbre clair lui était bien familier, retentit à ses oreilles :
-Monsieur le lauréat, vous plairait-il d’accepter un verre d’alcool de votre humble servante ?
Il releva vivement la tête. C’était bien elle. Comment décrire sa stupeur ? Mais voyant Dương Lễ et Châu Long lui sourire avec une infinie douceur, il comprit soudainement qu’il avait été depuis un an victime d’un plan dressé par son ami.
- M’excuserez-vous, cher ami, de vous avoir abusé ? dit celui-ci. Vous avez infiniment plus de talent que moi, mais, permettez-moi de vous le dire, trop d’inclination aussi pour les plaisirs. La seule façon de vous inciter au
travail était de vous blesser d’abord dans votre orgueil, puis de vous remonter le moral par une présence féminine affectueuse. J’ai demandé à ma bien- aimée Châu Long de remplir cette mission. Nous vous avons causé une douleur profonde, mais c’était une douleur salutaire, et nous espérons que vous nous la pardonnerez en tenant compte de notre intention.
Lưu Bình s’agenouilla par terre et dit aux deux époux :
- Mon frère, ma soeur, combien je vous suis reconnaissant de m’avoir aidé. Sans vous, je serais resté un vaurien, perdu de vices. Grâce à votre amitié éclairée, mon frère, grâce à votre sublime abnégation, ma soeur, j’ai
pu refaire ma vie, je suis devenu un homme utile à la société. Daignez
recevoir ici l’expression de mon éternelle gratitude.
Dương Lễ releva son ami et lui dit en riant :
- Vous voilà reçu premier lauréat du concours. Tous les bonheurs vous sont désormais possibles, y compris celui d’un magnifique amour. Châu Long ne peut vous appartenir, mais il existe de par le monde des milliers de jeunes filles plus belles que Châu Long, qui ne demandent qu’à faire votre bonheur.
- Plaisantez-vous, mon frère ? Châu Long est désormais pour moi une soeur sacrée, et je n’éprouve plus pour elle qu’une admiration et un respect sans bornes. Je ne demande qu’une chose, c’est que ma soeur Châu Long me choisisse elle-même une épouse comparable à elle en tous points.
- Accordé, Monsieur le lauréat, répondirent en riant Dương Lễ et Châu
Long.
L’amour
36. - L’arbalète miraculeuse .
Le roi de Thục s’empara du pays de Văn Lang en l’an 257 av. J. C. Il réunit les deux pays en un seul qu’il appela Âu Lạc, et sur lequel il régna sous le nom de An Dương Vương. Il transféra la capitale à Phong Khê, dans la préfecture actuelle de Đông Anh, province de Phúc Yên. Mais la citadelle qu’il fit bâtir à cet effet s’écroulait toujours chaque fois qu’elle était achevée. Le roi adressa alors des prières aux génies. Une Torture d’or se présenta et l’aida à détruire les esprits malfaisants qui s’étaient opposés à la construction
de la citadelle, laquelle affecta la forme spirale d’un escargot, et pour cette raison fut appelée Loa thành (citadelle de l’Escargot).
Sa tâche accomplie, la Torture d’or prit congé du roi, malgré ses prières instantes de la retenir à la Cour pour l’aider à bien administrer le royaume.
- Sire, lui dit-elle, la prospérité ou la décadence des empires dépend de la volonté divine, mais aussi de l’action humaine. Si Votre Majesté conforme
toujours Ses actes à la vertu, Elle n’aura rien à redouter.
Puis elle lui donna un ongle de ses pattes pour servir de gâchette à une arbalète.
En ce temps là, l’empereur Tần Thủy Hoàng régnait en Chine. Son régime tyrannique fit se dresser contre lui tous les peuples, et parti- culièrement ceux des marches-frontière. Triệu Đà, gouverneur de la province de Nam Hải, estima l’occasion venue de proclamer l’indépendance. Puis, voulant étendre sa puissance, il tenta de conquérir le royaume voisin de Âu Lạc. Mal lui en prit, car le roi An Dương Vương, avec son arbalète miraculeuse, lui tua des milliers de soldats avec une seule flèche.
N’ayant pu vaincre par la force, Triệu Đà recourut à la ruse. Il demanda la paix au roi An Dương Vương, et envoya comme ambassadeur son propre fils, le prince Trọng Thủy. Celui-ci était un beau jeune homme, très instruit. Il n’eut aucun peine à séduire le roi An Dương Vuong ainsi que sa fille, la princesse Mỵ Châu. La guerre entre les deux royaumes se transforma en une double alliance politique et matrimoniale. Le prince chinois Trọng Thủy devint le gendre du roi de Âu Lạc, et resta dans la famille de sa femme, suivant la coutume des Vietnamiens d’alors.
Le jeune couple princier connut un parfait bonheur pendant quelques mois. Mỵ Châu était follement éprise de son époux qui l’aimait aussi sincèrement. Mais, en bon fils, il ne pouvait se permettre d’oublier les secrètes recommandations de son père. Un jour que les deux époux banquetèrent joyeusement, Trọng Thủy profita de cette minute d’abandon pour dire à sa femme :
- C’est un bien grand honneur pour moi d’être agréé comme gendre d’un aussi grand roi que Sa Majesté votre père. J’admire son génie militaire. En
vérité, il est invincible, et l’empereur Thủy Hoàng même ne saurait lui être comparé.
- Oui, mon prince.
- Comment se fait-il donc qu’il n’ait pas l’idée d’aller à la conquête de l’empire des Tần ?
- Oh, vous savez, Papa est un brave homme qui aime mieux passer son temps à boire de l’alcool, au milieu de ses chanteuses. D’ailleurs, à vous dire
la vérité, il n’est nullement un foudre de guerre, comme vous le pensez. Toutes
ces victoires qu’il a remportées, il les devait à . . .
- À quoi, ma chère princesse ?
- Mais vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ? C’est un secret d’État.
- Sur mon honneur !
- Eh bien, . . . mais j’ai juré à papa de ne révéler ce secret à personne.
- Pas même à votre petit mari ?
- Oh ! Tant pis ! Nous sommes un seul être en deux personnes, n’est ce pas ? et je n’ai pas le droit d’avoir un secret avec vous.
- Certainement, chère petite soeur.
- Eh bien ! toute la force de notre armée provient d’une arbalète miraculeuse, dont la gâchette est constituée par un ongle de la Torture d’Or. Une seule flèche tirée par cette arbalète peut tuer dix mille adversaires.
- En vérité ? Oh ! que je suis heureux d’être le gendre d’un roi si puissant, et surtout d’être le mari de ma si gracieuse princesse Mỵ Châu.
- Oh ! le vilain menteur !
- Foi de prince, je vous aime plus que tout au monde. Et puis-je voir cette arbalète miraculeuse ?
- Certainement. Papa qui n’aime pas à faire la guerre a préféré me la confier plutôt qu’à ses généraux. Je la mets dans cette malle, avec mes
vêtements. Tenez, la voici.
Trọng Thủy s’extasia sur la beauté de l’arbalète, et composa plusieurs poèmes pour chanter celle de sa femme. Mais quelques jours plus tard, profitant de son absence, il subtilisa l’ongle miraculeux et mit à sa place une gâchette ordinaire.
Quelques mois encore se passèrent. À la fin de cette année, Trọng Thủy demanda au roi An Dương Vương la permission de rentrer chez lui pour voir ses parents et se prosterner sur les tombes de ses ancêtres. Sans aucun
soupçon, le roi lui accorda la permission. Trọng Thủy fit des adieux touchants à sa femme éplorée.
- Vous reviendrez, n’est-ce pas, mon cher prince ?
- Mais certainement. La séparation sera plus douloureuse à moi qu’à vous. Mais, j’y pense . . .
- À quoi donc ?
- Si des évènements malheureux vous forçaient à quitter ce palais, comment pourrais-je vous retrouver ?
- Que dites-vous là ? Si je devais quitter ce palais ?
- C’est une simple supposition, vous comprenez, mais il est dit que le sage doit tout prévoir.
- Vous avez raison. Eh bien, j’ai, comme vous le savez, un manteau fait de plumes d’oie. Si je devais quitter ce palais, je jetterais les plumes d’oie en
chemin, et vous me trouveriez en suivant ces traces.
- Parfait. Je pars le coeur tranquille. À bientôt, ma bien-aimée princesse.
Trọng Thủy révéla à son père le secret de son rival. Aussitôt Triệu Đà lança ses troupes à la conquête du pays de Âu Lạc. La nouvelle en parvint à la Cour.
- Voudrait-il se suicider, ce pauvre Triệu Đà ? dit en riant le roi An
Dương Vương. Inutile d’aller à sa rencontre, et laissons-le venir ici. J’écraserai son armée avec mon arbalète miraculeuse.
Et il continua à s’endormir sans aucune inquiétude dans les délices de l’alcool et de la musique.
Le réveil fut tragique. Son arbalète s’étant révélée inefficace, le roi An Dương Vương n’eut d’autre ressource que de s’enfuir précipitamment de sa capitale, partant en croupe sa fille bien-aimée. Il arriva ainsi jusqu’au bord de la mer.
- Ô Torture d’Or, venez me sauver, s’écria-t-il.
La Tortue d’Or apparut à son appel, frémissant de colère.
- Sire, dit-elle, au lieu d’administrer sagement votre royaume, vous avez vécu dans la débauche. La protection divine vous a abandonné.
- Au moins, dites-moi pourquoi mon arbalète miraculeuse n’est plus
efficace ?
- C’est votre fille elle-même qui vous a trahi, Sire !
Furieux, le roi plongea son épée dans le corps de la princesse, puis s’élança avec son cheval dans les flots. Le sang de la malheureuse princesse, victime de l’amour, s’écoula dans la mer, fut absorbé par des huitres, et se transforma en perles.
Quant à Trọng Thủy, qui avait été obligé par piété filiale de tromper indignement sa femme, il se mit désespérément à sa recherche. Guidé par les plumes d’oie qu’elle avait jetées au cours de sa fuite, il arriva au bord de la mer où il ne retrouva plus que le corps inanimé de sa chère princesse. Il le ramena à la capitale, lui fit faire des funérailles grandioses, puis, désespéré et déchiré de remords, il se jeta dans un puits dont l’eau acquit dès lors la propriété de donner aux perles un éclat extraordinaire.
Il faut convenir que cette légende, qui a été manifestement inventée pour panser l’amour-propre national blessé par la défaite vietnamienne (défaite qui serait due à la perfidie de l’ennemi et non à notre infériorité), est aussi une très touchante histoire d’amour. Elle est bien à plaindre, cette princesse Mỵ Châu tellement dominée par son amour qu’elle n’a pas hésité à trahir son père et son pays, inconsciemment il est vrai.
Le personnage de Trọng Thủy n’est pas moins sympathique. Par piété filiale, il doit tromper sa femme chérie, mais il ne survivra pas à cette trahison dictée par la raison d’État. Plutôt que d’en recueillir les profits, il immolera sa vie pour rester fidèle à son amour.
Mỵ Châu et Trọng Thủy ont ainsi montré que si deux nations peuvent se combattre pour des questions politiques, l’amour ne connait pas de frontières, et plane au-dessus des intêrets sordides. À l’aube même de notre Histoire, cette grande leçon de morale s’est inscrite en lettres de sang dans le coeur des Vietnamiens.
37. – Trương Chi .
c’était son nom, ne sortait jamais de sa chambre ; elle passait le temps à lire, à broder, ou à dessiner. Ou quand elle était trop lasse de travailler, elle écartait les rideaux des fenêtres pour regarder la rivière qui coulait paisiblement au pied de son palais. Bien qu’elle eut atteint l’âge de la puberté, son coeur vierge ne connaissait encore aucun émoi.
Mais une après-midi qu’il pleuvait finement, elle entendit un chant mélodieux et grave s’élever du milieu de la rivière. Elle ouvrit ses fenêtres, et vit une barque qui se balançait sur les flots. Une forme humaine, dont elle ne distinguait pas les traits, était occupée à pêcher à la ligne, tout en chantant d’une voix qui paraissait être celle d’un ange.
Le lendemain, puis les jours suivants, la même scène recommençait. Et il semblait à Mỵ Nương que sa vie était suspendue à cette musique divine qui lui remuait délicieusement le coeur. Mais au bout d’un mois, cet enchantement prit fin brusquement. Vainement elle passait toutes ses après-midis à sa fenêtre, elle n’apercevait plus la silhouette familière de la barque du pêcheur. Elle perdait son appétit, son sommeil, son rire et sa santé. Elle avait l’impression qu’après avoir entrevu les splendeurs du paradis, ses yeux se fussent heurtés à la nuit noire de la tombe. Elle tomba gravement malade. Son père convoqua à son chevet les meilleurs médecins du royaume. Mais ces doctes personnages ne comprenaient rien au mal qui rongeait leur jeune cliente. Pas de fièvre, pas de toux, pas de sueurs, pas de palpitations ; elle se laissait dépérir inexplicablement. Leur découragement était total. Heureu- sement une servante, plus perspicace, avait deviné la cause de la maladie de sa maîtresse.
- Excellence, dit-elle au père désespéré, faites appeler ce pêcheur qui avait l’habitude de chanter chaque soir devant notre demeure. C’est son chant, ou plutôt l’interruption de son chant, qui a rendu ma maîtresse malade.
- Tu est sûre ?
- Oui, Excellence.
- Bien, va le chercher alors. Il doit loger dans le village en face.
Un moment après, Trương Chi fut amené au palais du grand mandarin. C’était un garçon très laid : peau noire, nez épaté, et mâchoire proéminente. On le fit chanter dans une chambre voisine de celle de Mỵ Nương. Aussitôt
plusieurs semaines.
- Où est mon chanteur ? Je veux le voir.
- Soit, lui répondit son père.
Et Trương Chi fut introduit dans la chambre de la malade. Mỵ Nương, en le voyant, fut douloureusement déçue mais guérie définitivement.
Il n’en était pas de même du pauvre pêcheur qui, après avoir contemplé de près la merveilleuse beauté de la noble demoiselle, se retira chez lui la mort dans l’âme. Mais son amour était sans espoir ; aussi ne tardait-il pas à en mourir. Il fut enterré, puis exhumé au bout d’un an pour recevoir une nouvelle sépulture. On trouva au milieu de ses ossements, à la place de son coeur, un bloc de pierre transparente. Ce bibelot extraordinaire fut placé à la proue de l’ancienne barque de Trương Chi.
Un jour, le père de Mỵ Nương eut à traverser la rivière, et aperçut ce bloc de pierre dans la barque qui faisait la navette entre les deux rives. Il le trouva intéressant, et l’acheta. Puis il demanda à un joaillier d’en faire un tasse à thé. Or il arriva que lorsqu’on versait du thé dans cette tasse, apparaissait au fond l’image de Trương Chi sur sa barque. Mỵ Nương apprit ce miracle, revit son pauvre amoureux, et laissa couler une larme de pitié dans la tasse. Aussitôt celle-ci se résolut en une flaque de sang.
Telle est la légende de Trương Chi, qui était si laid et qui chantait si bien. Elle est cruelle en ce sens que l’aristocratique Mỵ Nương, qui serait prête à épouser un pauvre pêcheur, a reculé devant sa laideur physique. Mais la jeune fille a racheté sa cruauté involontaire par un geste infiniment émouvant. Elle a pleuré sur le malheureux qui par delà de la mort lui garde un amour désespéré au point d’en avoir le coeur pétrifié.
La modestie
38. – Le chien de pierre .
parcourir des yeux un livre, rapidement et une seule fois, pour pouvoir le réciter de mémoire.
Un matin, en passant devant le temple communal pour se rendre à son école, il remarqua que le chien de pierre gardien du temple remuait sa queue. Le même phénomène surnaturel se répète plusieurs jours de suite. Intrigué, l’étudiant finit par demander au chien de pierre :
- Pourquoi donc agites-tu la queue en me voyant passer ?
- Parce que vous serez reçu au prochain examen, et que j’en suis heureux pour vous .
L’étudiant raconte cette histoire à son père qui, dès lors, se montre d’un orgueil insupportable. Chaque fois qu’il a querelle avec quelqu’un, il le menace : “Quand mon fils sera reçu docteur, je vous châtierai.”
Quelque temps après, le chien de pierre reste immobile au passage de l’étudiant. Étonné, celui-ci l’interroge :
- Tu es fâché contre moi ?
- Non pas contre vous, mais pour vous. L’orgueil de votre père a déplu au
Souverain Célèste qui a décidé de rayer votre nom de la liste des lauréats de cette année.
Effectivement, l’étudiant n’est pas reçu cette année là. Toutes ses copies ont été excellentes, mais une petite erreur s’est glissée dans la dernière et l’a fait éliminer.
Cette mésaventure de l’étudiant affecte profondément son père, qui comprend que par son orgueil inconsidéré il a nui à l’avenir de son fils. En toute sincérité, il s’amende énergiquement, et devient le meilleur des hommes, le plus modeste et le plus charitable.
À l’approche de l’examen suivant, le chien de pierre se remet à remuer sa queue au passage de l’étudiant.
- Votre père s’est corrigé de ses défauts, dit-il, et le Souverain Céleste a inscrit votre nom sur la liste des lauréats de cette année. Vous m’en voyez tout
joyeux.
L’étudiant n’ose pas rapporter cette bonne nouvelle à son père, et ne songe qu’à redoubler d’efforts dans ses études. Il est reçu brillamment cette année là.