I.-Dans notre précédent ouvrage “Les chefs d’œuvre de la littérature vietnamienne”, nous nous sommes efforcé de révéler au lecteur étranger les trésors de notre ancienne littérature écrite. Bien que nous ayons résolument voulu nous cantonner dans le modeste rôle de traducteur, nous avons été amené par la force même des choses à exposer sommairement l’état d’âme des anciens lettrés, leur conception de la vie, leurs règles morales, leurs joies et leurs tristesses. Et bien que la classe des lettrés fût la classe dirigeante de la nation, il apparut, nous l’avons remarqué, que ses œuvres littéraires n’ont traduit que très impar- faitement l’âme véritable du peuple vietnamien pris dans son ensemble. Héritiers et défenseurs des doctrines philosophiques venues de Chine, les lettrés vietnamiens se sont tenus quelque peu à l’écart des puissants courants d’idées et de sentiments qui brassaient les couches profondes de la nation. Bien entendu, entre l’apport chinois et le fonds national, il y a eu sans cesse, surtout à partir du milieu du 18ème siècle, des échanges continus, insuffisants toutefois pour permettre à la littérature des lettrés de représenter à elle seule le Vietnam d’autrefois.
D’autre part, le lecteur a pu remarquer que les œuvres des lettrés ont surtout traité des sujets métaphysiques, psychologiques et moraux : la famille, la patrie, l’amour, le destin de l’homme, la vanité des choses humaines, etc, mais qu’il y est parlé très peu de la vie sociale et économique du peuple Vietnamien, de ses us et costumes. C’est là une attitude aristocratique de lettré, certes, mais aussi une lacune regrettable, heureusement comblée par la littérature populaire.
L’étude de celle-ci promet donc d’offir un intérêt psychologique et sociologique considérable.
II.-La littérature populaire se compose, on le sait, de proverbes (tục ngữ), de chansons (ca dao) et de contes antiques (chuyện cổ tích). Qu’est-ce qui confère à ces œuvres la qualité de littérature populaire ?
L’anonymat des auteurs, ou plutôt le caractère collectif de la création, serait-on tenté de répondre. Mais il faut remarquer qu’un proverbe, une chanson ou un conte est nécessairement composé d’abord par quelqu’un, le plus souvent anonyme, mais quelquefois fort bien connu. Par exemple, le proverbe suivant pris dans le Gia Huấn Ca de Nguyễn Trãi :
Thương người như thể thương thân
Ayez pitié des autres comme de vous-même.
Ou la chanson suivante :
Gối rơm theo phận gối rơm,
Có đâu dưới thấp mà chồm lên cao.
L’oreiller de paille doit suivre le sort des oreillers de paille.
Comment oserait-il d’en bas se soulever jusqu’en haut ?
prise dans le Lục Vân Tiên de Nguyễn Đình Chiểu.
Ce qui caractérise donc essentiellement la littérature populaire, c’est que tel proverbe, telle chanson, tel conte est tombé dans le domaine populaire, est dans toutes les bouches, dans toutes les mémoires, justement parce qu’il reflète à la perfection les idées et sentiments de tout le monde. Il serait donc préférable, à notre avis, de substituer au critère de la création collective celui de l’appropriation publique. Cela n’infirme d’ailleurs en rien le fait que la littérature populaire est parfois réellement le fruit d’une création collective, car la rédaction qui nous parvient maintenant n’est probablement pas la rédaction originale qui a du subir au cours du temps de multiples modifications.
III.-Peut-on dater les œuvres de la littérature populaire ? C’est là un problème d’érudition extrême ardu. Certains auteurs (en particulier Trương Tửu dans son Kinh Thi Việt Nam) ont tenté de le résoudre en se guidant sur trois ordres de faits :
1) La langue :
a) Appartiendraient à la période préhistorique toutes les œuvres popu- laires qui ne font emploi d’aucun mot sino-vietnamien. Par exemple la chanson suivante :
Lậy trời mưa xuống
Lấy nước tôi uống
Lấy ruộng tôi cầy
Cho đầy nồi cơm.
Plaise au Ciel qu’il pleuve
Pour que nous ayons de l’eau à boire Pour
que nous puissions cultiver nos rizières Et
pour que notre marmite de riz soit pleine !
b) Par contre, dateraient de la domination chinoise ou de la période d’indépendance toutes les œuvres où l’on trouverait des mots sino- vietnamiens.
2) La tendance psychologique :
a) Dateraient de la période préhistorique les œuvres ingénues, parce qu’en ces temps reculés le peuple Vietnamien menait encore une vie très simple, patriarcale ou même matriarcale, sans conflit d’intérêts et sans complication sentimentale. Par exemple la chanson suivante :
Ông tiển ông tiên
Ông có đồng tiền
Ông giắt mái tai
Ông cài lưng khố
Ông ra hàng phố
Ông mua miếng trầu
Ông nhai tóp tép
Ông mua con chép
Về ông ăn cơm
Ông mua mớ rơm
Về ông để thổi
Ông mua cái chổi
Về ông quét nhà
Ông mua con gà
Về cho ăn thóc
Ông mua con cóc
Về thả gầm giường
Ông mua nén hương
Về ông cúng cụ.
Monsieur un tel, heureux comme un immortel,
A des sapèques
Qu’il met contre ses oreilles,
Ou qu’il serre dans son langouti.
Il va dans la rue
Pour acheter une chique de bétel
Qu’il mâche à petit bruit ;
Il achète une carpe
Pour la manger à son repas ;
Il achète une gerbe de paille
Pour la brûler dans la cuisine ;
Il achète un balai
Pour balayer la maison ;
Il achète une poule
Qu’il nourrira de paddy ;
Il achète un crapaud
Qu’il lâchera sous son lit ;
Et il achète des baguettes d’encens
Qu’il brûlera sur l’autel des ancêtres.
b) Avec la domination chinoise fut introduite la philosophie confu- céenne, rationaliste, prônant un régime d’autorité dans la société et la famille et la suprématie de la raison sur l’instinct. Et le peuple viet- namien aurait réagi par des railleries malicieuses contre cette discipline
rigoureuse qui ne convenait pas à son caractère bon enfant mais épris de liberté. Par exemple la chanson suivante :
Gái chính chuyên lấy được chín chồng
Vê viên bỏ lọ gánh gồng đi chơi
Không may quang đứt lọ rơi,
Bò ra lổm ngổm chín nơi chín chồng.
La fille vertueuse a épousé neuf maris,
Elle les pétrit en boules mises dans un bocal qu’elle transporte
Avec elle lorsqu’elle va en promenade.
Mais son fléau se rompt, et par terre son bocal est tombé
D’où sortent en grouillant ses neuf maris en neuf endroits.
c) Enfin, après s’être libéré de la domination chinoise, le Vietnam indépendant n’a pas eu le temps de s’endormir dans une existence paisible. Forcé de soutenir une lutte à mort contre son trop puissant voisin du Nord, il a dû aussi, harcelé par son expansion démographique, étendre progressivement son espace vital vers le Sud. Profondément pacifique, le peuple Vietnamien a été ainsi contraint de vivre conti- nuellement en état d’alerte et mobiliser au front tous ses enfants mâles. Ne restaient à l’arrière que les classes privilégiées, les lettrés, impropres à tous travaux manuels, et les femmes. Celles-ci accaparaient dans la famille et dans la société une position beaucoup plus solide que ne permettaient la philosophie confucéenne et les lois morales ou légales qui s’en inspiraient. Ainsi s’expliquerait le rôle très important donné à la femme dans les contes et les chansons populaires, rôle qui est plutôt effacé dans la littérature chinoise et dans les œuvres des lettrés vietnamiens.
3/ Le changement de rythme des chansons populaires. Trương Tửu affirme en effet que le rythme 6/8, si spécifiquement vietnamien, n’est pas né dès les temps reculés de la fondation de la nation vietnamienne, et qu’il a été le fruit d’une longue métamorphose. Ainsi, dans la chanson citée plus haut :
Lạy trời mưa xuống
Lấy nước tôi uống
Lấy ruộng tôi cấy
Cho đầy nồi cơm
si les deux premiers vers sont complètement étrangers au rythme 6/8 les troisième et quatrième s’en rapprochent déjà sensiblement. Dès lors, suppose Trương Tửu :
Toutes les chansons composées sur un rythme libre, complètement différent de celui du 6/8, seraient apparues aux premiers siècles de l’Histoire.
Celles composées sur des rythmes encore grossiers, mais ayant tendance à se rapprocher de celui du 6/8 seraient apparues sous la domination chinoise.
Enfin, celles composées sur le rythme 6/8 seraient nées après l’indépendance nationale.
Comme il n’entre pas dans nos intentions de faire œuvre d’érudition, ce qui dépasserait d’ailleurs notre compétence, nous nous bornons à signaler cette théorie pour mémoire, sans la discuter.
Peut-on, au moins, situer les œuvres populaires dans l’espace? Autrement dit, peut-on déterminer l’origine géographique de chaque œuvre? Si elle a été composée dans le Nord, le Centre ou le Sud du Vietnam? C’est possible, avec beaucoup de persévérance. Mais ce problème d’érudition ne nous semble pas avoir beaucoup d’importance.
D’une part, parce que le peuple Vietnamien est un peuple extrêmement homogène. À part les minorités ethniques montagnardes qui ne constituent qu’une très faible fraction de la population, le peuple Vietnamien proprement dit (người kinh : les gens de la capitale) provient d’une seule race qui, de son berceau du delta du Fleuve Rouge, s’est avancé progressivement vers le Sud jusqu’aux frontières du Cambodge, à des époques relativement récentes. Rappelons sommairement les grandes lignes de cette expansion :
Annexion progressive du Champa de 1069 à 1697 par les sou- verains Lý, Trần, Lê et enfin par les seigneurs Nguyễn.
Annexion progressive de la Basse-Cochinchine (qui faisait partie du royaume Khmer) par les seigneurs Nguyễn de 1708 jusqu’à l’arrivée des Français au milieu du 19è siècle.
D’autre part, au cours de son expansion vers le Sud, le peuple Vietnamien y a transporté sa culture, ses mœurs, sa littérature, de sorte que beaucoup de proverbes et contes populaires se trouvent presque identiques dans les trois régions. Toutefois, il est certain que les chansons du Centre ont subi profondément l’empreinte du peuple Cham, et que celles du Sud, terre nouvelle, possèdent un certain air particulier.
Quelle classification allons-nous adopter pour étudier la littérature populaire? Le lecteur se rappelle que dans notre précédent ouvrage nous avons distingué dans la littérature écrite ancienne trois grandes périodes
:
Celles du début, englobant les dynasties des Lý, Trần, Hồ; celle du développement englobant des Lê coupée en deux par l’interrègne des Mạc; enfin celle du plein épanouissement, s’étendant de 1740 au début du vingtième siècle.
Si nous avons adopté cette classification, c’est parce qu’elle cadre très bien avec l’évolution de deux ordres de faits:
- d’une part la philosophie prédominante à chacune de ces grandes périodes historiques ;
- d’autre part l’extension de l’emploi du nôm dans la littérature.
Il est hors de doute qu’une telle classification ne pourra plus être utilisée pour étudier la littérature populaire, après les difficultés que nous venons d’exposer sur le problème de datation des œuvres populaires. Une classification géographique devra pour les mêmes raisons être écartée. Comment faire alors ?
Nous remarquons tout d’abord que la littérature des lettrés est presque uniquement enfermée dans des œuvres de poésie, pis encore, dans des poèmes composés sur un très petit nombre de types rigides :
le Đường luật (vers de 5 ou 7 pieds)
le Lục bát (6 et 8 pieds alternés)
le Song thất lục bát (double 7 et 6/8)
le Hát ả đào .
Heureusement la littérature populaire est beaucoup plus variée :
1) D’abord, fuyant les longues dissertations philosophiques chères aux lettrés, l’homme du peuple éprouve le besoin de condenser ses règles de conduite et les observations qu’il fait sur toutes sortes de sujets: le comportement psychologique de ses contemporains les us et coutumes de son village, les indications météorologiques fournies par la couleur des nuages ou le chant des oiseaux, etc, dans des phrases courtes, faciles à retenir, le plus souvent rimées, quelquefois non, mais offrant toujours une image saisissante qui retient l’attention. Ce sont les proverbes (tục ngữ).
2) Pour exprimer ses sentiments, sa joie, sa tristesse, son espoir, sa déception, sur l’amour, la famille ou la patrie, il a recours à des vers qui peuvent être toujours déclamés mélodieuseument, ou quelquefois chantés au rythme de certains airs populaires, avec ou sans accompagnement de musique. Ce sont les chansons (ca dao).
3) Enfin il se sert de la prose pour développer à la fois idées et sentiments dans des contes (truyện) où il donne libres cours à son imagination.
Ainsi, ce qui différencie les trois formes de littérature populaire que nous venons d’examiner, ce n’est ni la forme, ni le fond, mais l’esprit dans lequel elles ont été composées.
À vrai dire, la forme peut servir à distinguer nettement le conte, qui est toujours en prose, de la chanson et du proverbe qui sont le plus
souvent en vers. ( Le proverbe, même non rimé, est toujours une courte phrase et ne saurait être condondu avec le conte). Mais là où le critère de la forme se révèle insuffisant, c’est lorsqu’il s’agit de distinguer la chanson du proverbe rimé. En fait, il n’est pas rare de constater que certains proverbes, catalogués comme tels dans un recueil, sont classés comme chansons dans un autre, ou inversement.
Il n’y a non plus aucune différence de fond entre le proverbe, la chanson et le conte. Ainsi un même sujet, l’amitié par exemple, peut être traité concurremment par des proverbes, des chansons et des contes. Le proverbe condensera en de courtes phrases les devoirs de l’amitié ou la manière, franche ou fausse, dont les amis se conduisent entre eux. La chanson exaltera les joies de l’amitié ou se lamentera sur les trahisons de faux amis. Enfin le conte imaginera un petit drame, mettra en scène des personnages plus ou moins réels, pour raconter les aventures qui sont devenues à des amis sincères ou faux.
Bien mieux, souvent la chanson n’est que la forme développée du proverbe, ou inversement le proverbe n’est que la forme concise de la chanson. Exemples :
Proverbe : Trâu cột ghét trâu ăn
Le buffle attaché n’aime pas le buffle qui broute
Chanson : Trâu cột thì ghét trâu ăn,
Quan võ thì ghét quan văn dài quần .
Comme le buffle attaché n’aime pas le buffle qui broute,
Le mandarin militaire n’aime pas le mandarin civil au long pantalon.
Proverbe : Tốt gỗ hơn tốt nước sơn
Du bois solide vaut mieux que du bois bien peint.
Chanson : Tốt gỗ hơn tốt nước sơn,
Xấu người đẹp nết còn hơn đẹp người.
Comme du bois solide est préférable à du bois bien peint,
Un bon caractère vaut mieux qu’un beau visage.
Le véritable critère qui distingue les trois formes de littérature populaire est donc, pensons-nous, dans l’esprit qui a présidé à leur rédaction. Le proverbe enseigne, c’est la voix de la raison. La chanson attendrit, c’est la voix du coeur. Et enfin le conte amuse tout en enseignant et en attendrissant, par l’addition d’une certaine dose d’imagination. Bien entendu, ce critère n’est que schématiquement, c’est-à-dire grossièrement exact, et l’on aurait beau jeu de trouver dans certains proverbes un sentiment intense d’affection ou d’indignation comme l’on peut trouver dans certaines chansons des renseignements sociologiques très intéressants. Malgré ces fluctuations quelque peu indécises, nous continuons à penser que notre critère reste profondément valable. Et c’est lui qui nous guidera dans la classification des proverbes, chansons et contes ; mieux que cela, c’est lui qui nous indiquera l’esprit dans lequel il nous faudra les étudier.
Un dernier mot avant de commencer : L’étude à laquelle nous allons procéder se rapporte entièrement au Vietnam d’avant l’occupation française. Du fait de celle-ci, des transformations radicales ont été réalisées dans tous les domaines, culturel aussi bien que politique, économique et social, dont nous nous réservons de faire l’étude dans notre prochain ouvrage: La littérature Vietnamienne moderne de 1913 à nos jours.
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